Lendemain de veille
Le lendemain, Marie se réveilla à l’aube, l’esprit dans la brume. Sa tête était lourde, elle avait soif et sa bouche était pâteuse. Elle essaya de se lever mais au premier mouvement elle se sentit étourdie, trop étourdie pour se lever, du moins pour le moment. Elle referma ses yeux. Dans son esprit, des images apparaissaient puis disparaissaient puis revenaient de nouveau. Comme si on eût découpé une bobine de film et que l'on en avait recollé certains morceaux, en boucle. Elle ne voulait pas revoir tout ça, elle ne voulait pas se souvenir mais les visions de ce qui s’était produit revenaient sans cesse à son esprit. Même l’odeur semblait persister, comme si ses glandes olfactives en étaient restées imprégnées. Elle rouvrit les yeux, malgré son impression de vertige.
Elle demeura immobile dans son lit et elle regarda le jour se lever. Elle inspira profondément, comme pour se calmer.
C’est beau l’aube, le ciel est rose par endroit. C’est calme, c’est doux. Rien de mal ne peut m’arriver ici, dans mon lit, dans cette lumière-là. Se dit-elle en refermant ses yeux.
Mais aussitôt les images revinrent, laides et écœurantes. Prise de nausée, elle rouvrit ses yeux. Une seule et unique larme coula le long de sa tempe pour aller mourir sur l’oreiller. Mais loin, à l’intérieur d’elle-même il y avait l’agonie… La mort de son enfance, la souffrance d’un deuil, on l’avait vendue, elle s’était laissée faire, elle avait obéi.
Elle entendit son père se lever et vaquer à sa petite routine matinale. Marie ne se sentait pas le courage de le regarder en face alors elle resta là où elle était, cachée dans son lit avec son mal. Peu de temps après, le bruit de la porte lui fit comprendre qu’il était parti travailler.
Une heure plus tard, le tangage finit par passer et ses idées devinrent un plus claires. Elle se sentait mieux mais sa bouche restait pâteuse alors elle se leva et alla à la salle de bain. Elle but plusieurs verres d’eau puis retourna se coucher.
Diane se leva à son tour, mais avant d’aller à la cuisine, sur la pointe des pieds, elle entra dans la chambre de ses filles. Marie ferma les yeux et fit semblant de dormir. Sa mère se pencha sur elle et posa la main sur son front puis, lui caressa les cheveux.
Ça va mieux ma pitchounette? chuchota-t-elle à l'oreille de sa fille sans savoir si cette dernière lui répondrait.
Marie émit un léger gémissement en faisant oui de la tête sans ouvrir les yeux. Satisfaite, Diane la laissa se reposer et alla se préparer.
Marie sentait encore la main de sa mère sur son front. Elle recevait cette marque de tendresse et d’amour comme un câlin. Un câlin dont elle aurait vraiment eu besoin. Pendant une fraction de seconde elle se proposa d’allers rejoindre sa mère à la cuisine, mais cette idée partit aussi vite qu’elle était venue. Marie se souvenait trop bien du jour où, âgée d’à peine 6 ans, elle tournait autour de sa mère, cherchant son attention et son affection. Diane s’était énervée.
Mais qu’est-ce que tu fais? Tu m’agace à me tourner autour comme ça, on dirait une mouche!!! avait-elle dit, secouant ses mains comme si elle essayait d’en chasser une.
Mais… C’est que.. Je voulais… Juste..
Marie s’avança alors vers sa mère les bras tendus.
Regarde Marie, c’est simple. Si tu veux un câlin tu le demandes. Ça m’exaspère ce petit manège de minauderie.
Devant le ton courroucé de Diane, Marie avait baissé les bras et battu en retraite. Ce serait pour une prochaine fois, s'était-elle dit alors. Mais, en fait, elle n’avait jamais osé le lui demander. Les marques d’affection maternelle venaient çà et là, un peu par accident, comme cette main posée sur son front.
Ce matin-là, couchée dans son lit aux draps fleuris, Marie se sentit terriblement seule et abandonnée dans sa souffrance. Elle n’avait personne à qui parler. À qui, de toute manière, à qui pouvait-on raconter de telles horreurs? Qui la croirait, et sinon, qui ne la jugerait pas? Personne, il n’y avait personne.
Lorsque sa mère partit pour le bureau, Marie sortit enfin du lit. Elle but quelques verres de jus d’orange, s’habilla en catimini pour ne pas réveiller sa sœur et, ensuite, retourna dans la cuisine avec un papier sur lequel elle griffonna rapidement.
Partie me promener. Marie
Elle se retrouva sur le trottoir, il était à peine 8h00. Elle erra sans trop savoir ce qu’elle cherchait ni où elle allait. Elle prit une rue par là et puis une autre par ici et, finalement, au bout d’un peu plus d’une heure de marche, sans s’en être aperçue, elle se retrouva près du viaduc. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait là. Tout lui revenait et elle ressentait de la colère et du dégoût. Elle s’en voulait, elle aurait dû crier son désaccord, hurler son refus. Mais elle n’avait rien fait. Elle méritait donc ce qui était arrivé. Elle décida de retourner à la cabane, comme si elle avait voulu confronter ses souvenirs douloureux. Mais elle s’arrêta en voyant les ouvriers qui peignaient en blanc chaux les parois du pont. Elle demeura en retrait, elle ne voulait pas être vue par l’équipe de peintre, surtout par ceux de la veille. Elle traversa les rails et s'assit sur un gros bloc de béton.
De loin elle les regarda travailler. Ils se parlaient entre eux, se taquinaient et riaient. Pour eux, rien n'avait changé, ils étaient les mêmes. Peut-être n’y pensaient-ils même plus. Il n’y avait pas eu de crime , il n’y avait pas eu de drame. Et Marie essaya de le croire aussi.
Ce n’était pas si grave après tout, je peux même recommencer. Comme ça au moins c’est moi qui aurai les sous!
Elle le disait résolument, comme si le fait de recevoir une somme d’argent en retour allait rendre l’acte moins humiliant. Comme si, en choisissant elle-même de poser les gestes, cela les rendait plus acceptables. Plus elle y pensait et plus cela faisait sens à ses yeux.
Un des travailleurs annonça l’heure de la pause aux autres ouvriers. Par groupuscules, ils s'éloignèrent du chantier pour aller boire le café de leur Thermos et fumer leur cigarette. Ils étaient loin d’elle et personne ne l’avait remarquée. Elle se demandait comment elle choisirait sa cible lorsqu’elle réalisa que l’un d’entre eux se dirigeait vers elle. C’était un assez bel homme. Il devait avoir dans la trentaine, de jolis cheveux noirs bouclés et des yeux noisette. Il avait l’air gentil. Marie allait le choisir, lui, mais plus il s’approchait et plus elle avait mal au ventre.
Elle était de plus en plus nerveuse, elle ressentait un tremblement à l’intérieur d’elle-même mais, malgré tout, elle releva la tête et le regarda froidement, le nez retroussé, presque hautaine.
Vas-y, tu peux le faire! se dit-elle.
Il passa près d’elle sans même la regarder.
Monsieur!?
Ce mot, elle l’avait presque crié malgré elle. Elle l’avait dit comme si elle l’avait imploré de s’intéresser à sa présence.
Oui? Dit-il en se retournant.
Marie chercha les mots qu’elle devait dire mais rien ne lui venait. Elle regardait partout autour d’elle, l’air un peu égaré.
Mais attends… C’est toi la petite d’hier? Celle qui…?
Oui, c’est ça, répondit-elle en se relevant sur son siège et retrouvant son air résolue.
Suis-moi, ma voiture est juste là.
Marie le suivit, les jambes flageolantes et le cœur battant la chamade.
Ça ira, se dit-elle pour se convaincre et se rassurer.
Ils arrivèrent à côté de la voiture et l’homme monta à bord, côté conducteur. Il s’étira, déverrouilla la portière et l’ouvrît du bout des doigts.
Montes! Lui ordonna-t-il.
Marie, un peu étonnée par son ton autoritaire, obéit sans hésitation. Pendant un temps qui lui sembla une éternité ce fût le silence. L’homme hochait la tête de gauche à droite sans rien dire. Et puis finalement, il prit la parole.
Pourquoi tu fais ça, dis-moi? Clairement tu ne vis pas dans la rue et tu n’as pas l’air d’une droguée non plus. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi?
Marie fût gênée et décontenancée par la question qu’il lui posait. Elle cherchait une réponse à donner mais elle n’en trouvait aucune. Elle repensa à ce qui l’amenait là, à ce mal qui la rongeait et, silencieusement, des larmes se mirent à couler.
Calice. Ok voilà ce que je vais faire. Je te donne 10$ et tu files compris? Je ne veux plus jamais te voir traîner par ici.
Marie regardait droit devant elle, immobile et sans voix.
Regarde-moi!
Marie tourna son petit visage vers lui, les joues ruisselantes.
Tu n’as pas besoin de faire ça voyons. Tu vaux mieux que ça. Tu mérites mieux que ça. Tu es si jeune… Quel âge peux-tu bien avoir d’ailleurs? Ne me réponds pas, je ne veux rien savoir…
Il était vraiment bouleversé, Marie le voyait bien. Sa voix tantôt froide et directive était maintenant douce et pleine d’empathie.
Prends l’argent et fout le camp! Dit-il irrité en lui lançant le billet sur les genoux.
Marie prit le billet et le déposa sur le tableau de bord. Elle sortit de la voiture et se pencha vers lui en bredouilla un merci hésitant avant de fuir en courant.
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