La fuite
Marie courait sans savoir où elle allait. Ce n’était pas important. Tout ce qu’elle voulait c'était s’éloigner. Être loin de cet homme, loin de ce parc, loin de ses souvenirs, loin de cette petite fille qui allait être meurtrie. Elle aurait eu envie de crier, elle aurait sans doute dû crier.
Arrêtez-le! Arrêtez cet ogre, il s'apprête à lui faire du mal! S’il vous plaît, arrêtez-le.
Mais elle n’en avait rien fait, Pire, elle fuyait. Elle sauvait sa propre peau même si elle n’était plus en danger, même si ce n’était plus elle la victime. Ou peut-être l'était-elle encore, le serait-elle toujours?
Elle regrettait maintenant de ne pas parler, de ne rien faire pour l’empêcher de recommencer.
Mais, de toute manière, se disait-elle, qui l’aurait écouté? Qui l’aurait cru? Qui allait croire une gamine de 13 ans ? Lui qui était connu et respecté, c’était sa parole contre la sienne…
Et elle s’imagina la scène au poste de police.
C’est arrivé quand dis-tu?
Quand j’avais 7 ans.
Donc il y a un peu plus de 6 ans. Pourquoi ne pas en avoir parlé à ce moment-là?
Mais je l’ai dit !!! Je l’ai dit à mes parents,,. Je vous le jure… Mais… Mais ils m’ont envoyé dans ma chambre…
Donc ils ne t’ont pas cru? Pourquoi devrions-nous te croire maintenant?
Je ne sais pas…
Voyons, tu ne crois pas qu’ils seraient venus nous voir s’il t’avais prise au sérieux?
Sans doute… À moins qu’ils n’en aient rien à faire.
Marie se mit à pleurer en courant … Elle courait aussi vite qu’elle le pouvait. Et, puis, au bout d’un long moment, Marie s’est arrêtée, épuisée.
Elle ne savait plus l’heure qu’il était, elle ne savait plus où aller. Elle avait besoin de se poser quelque part, de se nettoyer et de reprendre ses esprits. Cela ne servait à rien de s’énerver comme ça. Il fallait reprendre le contrôle. Elle entendait la voix de Diane dans sa tête.
Mais cesse de pleurnicher pour des riens. Ressaisis-toi!
Elle entra dans un restaurant et se dirigea directement vers les toilettes. Elle passa de l’eau sur son visage et se regarda dans le grand miroir. Ses yeux étaient un peu rouges et bouffis mais ça allait encore, d’ici peu, on n’y verrait plus rien. Elle prit de profondes respirations puis se secoua la tête et les épaules, comme pour chasser les souvenirs et les sensations qui montaient malgré elle.
Qu’allait-elle faire maintenant? Quelle heure était-il? Pouvait-elle retourner en classe? Si oui, il lui faudrait une note pour son retard.
En sortant de la toilette elle se dirigea vers la serveuse qui se tenait au bout du comptoir.
Excusez-moi, pouvez-vous me dire quelle heure il est?
La serveuse, sans lever le nez de son “Écho vedettes” lui pointa le mur jauni derrière elle ou trônait au-dessus du panneau du menu, une horloge Pepsi. Il était 13H25.
Désolée de vous déranger encore, mais auriez-vous un papier et un crayon?
La serveuse, visiblement exaspérée, soupira avant de répondre.
Oui, attends-moi une minute.
Elle revint avec un bloc note à l’effigie du snack-bar, et lui tendit le crayon un peu mâchouillé qu’elle portait à l’oreille. Marie regarda la tablette et le crayon d’un air embêté.
Diane n’aurait jamais écrit un billet d’absence sur un papier comme ça… se dit Marie.
Qu’est-ce qu’il y a? Ça fait pas ton affaire?
Non non, c’est parfait! C’est seulement que, finalement, je n’en aurai pas besoin. Merci beaucoup pour le dérangement. Merci! lui dit-elle avant de tourner les talons.
En se dépêchant, Marie avait le temps de retourner en classe pour le dernier cours. Et pour le billet d’excuse, elle n’aura qu’à dire qu’elle l’a oublié et qu’elle l'emmènera demain. Cela lui donnera le temps de trouver une solution.
Tout en réfléchissant, elle s’était mise à courir en direction de l’école. Elle ne pensait plus à ce qui l’avait poussé à prendre la fuite. Elle se concentrait sur le moment présent, il lui fallait arriver avant que la cloche ne sonne. Mais en passant devant le parc, la sensation de dégoût lui revint immédiatement lorsqu’elle vit son agresseur qui sortait nonchalamment du parc. Elle arrêta sa course afin de rester derrière lui. Mais où était l’enfant se demanda-t-elle, la peur au ventre.
Elle est sûrement retournée à l’école voyons! se répondit- elle. De toute évidence, c'était une première rencontre. Il est encore dans un mode d’apprivoisement et de charme. Ce sera la prochaine fois qu’il proposera au grand garçon de la conduire chez lui pour lui montrer sa collection de masques africains et ses photos de voyage. Il lui promettra aussi de lui faire le meilleur chocolat chaud au monde avec son cacao acheté en Côte-d’Ivoire…
Les pensées se chevauchaient les unes sur les autres, les images dans sa tête s’empilaient tel un folioscope pour recréer la scène de ses 7ans… prise d’une forte nausée, elle s’arrêta près d’un arbre et, le front contre l’écorce, elle vomit ce qui lui restait de son petit déjeuner déjà bien loin.
Au bout de quelques minutes, son corps meurtri par la violence des convulsions, elle reprit sa marche en direction de l’école, comme dans un état second.
Au moment où elle franchit les portes de l’école, la première cloche retentit, celle qui annonçait la fin du premier cours de l’après-midi. Elle avait 5 minutes pour se rendre à sa case, prendre ses cahiers et se rendre à sa classe. Elle ouvrit le cadenas sur le pilote automatique et resta plantée devant son casier.
Mais à quel cours devait-elle se rendre? Elle regarda l’horaire collé à l’intérieur de la porte et prit ses livres de biologie et se rendit au labo en courant. Elle entra dans la salle à la seconde ou la deuxième cloche se fit entendre. Elle se rendit à sa place et s’assit, livide et le souffle court.
Bonjour à tous, dit le professeur, j’espère que vous allez bien. Je vous rappelle que nous avons un contrôle aujourd’hui qui touche la matière vue pendant toute l’année et, bien sûr, il comptera pour votre note finale. C’est aussi le dernier avant celui du ministère donc il vous sert aussi de révision. Vous avez une heure pour terminer votre examen. Et pour ceux et celles qui auront terminé avant le temps alloué, vous pourrez quitter la classe.
Il donna les examens à tous les étudiants, face contre le pupitre et il revint à son bureau.
Mesdemoiselles et messieurs, c’est à vous!
Marie tourna les feuilles d’examen et prit son crayon de plomb. Elle feuilleta les pages, essayant d’évaluer l’épreuve devant elle. Sa vision était soudainement trouble et ses mains tremblaient. Elle avait peine à lire les questions. À ce moment précis, Marie était bien loin de ce jour de juin en classe de biologie, elle avait 7 ans et elle était morte de trouille.
Elle respira profondément, espérant revenir au présent, mais en vain. Elle revint à la première page, elle s’appliqua et, en haut à gauche de la feuille, elle écrivit son nom en lettres détachées. Complètement à droite, elle inscrivit le numéro de son groupe et, finalement, en dessous de son nom, la date.
Elle appuya sa tête contre sa main et ferma les yeux. Aux images précédentes s’ajoutaient maintenant celles plus récentes… elle entendait les trains, elle avait un mauvais goût dans la bouche… Joseph sur elle, Joseph qui devenait Patrick… Elle eut de nouveau la nausée.
Non, elle ne pouvait pas faire cet examen. Le plus calmement possible, elle se leva, remit sa copie d’examen vierge sur le bureau de l’enseignant et sortit de la classe.
Elle ne voulait pas sortir tout de suite de l’école, elle ne voulait pas repasser devant le parc. Elle se rendit au troisième étage et emprunta le long corridor qui menait à la bibliothèque. Elle prit le premier livre dans le petit chariot des romans à classer et s’assis à la table la plus à l’écart et, pendant les 45 minutes suivantes, elle se perdit dans les pages et les mots du roman autobiographique Au nom de tous les miens. Quand la cloche retentit, elle passa au comptoir et sortit de la bibliothèque avec son nouveau livre de chevet.
Elle arriva chez elle vers 15h45. Profitant du fait que Rachel ne soit pas encore arrivée, elle se rendit dans la chambre de sa mère et ouvrit son secrétaire. Elle prit le bloc note de Diane ainsi que sa plume fontaine et retourna dans l’entrée ou sa mère avait aménagé un espace bureau pour faire de la transcription afin d’arrondir les fins de mois. Elle s’installa sur la chaise en cuir sur roulette et se fit pivoter derrière l’immense meuble en bois massif. Elle mit la IBM Selectric flambant neuve en marche et y inséra une feuille qui, comme par magie, se plaça automatiquement au bon endroit.
Elle réfléchit un moment puis se mit à taper à un doigt.
À qui de droit ;
La présente est pour justifier l’absence de ma fille Marie pour la première période de lundi après-midi.
Elle avait un rendez-vous chez le dentiste.
Cordialement,
Elle fit une série de barres de soulignement pour apposer la signature de sa mère, suivi de la date et, contente du résultat, admira son travail.
Elle prit une feuille vierge pour se pratiquer avant de signer sur la note. Car bien qu’elle eût souvent tenté d'imiter la belle écriture cursive de sa mère, jamais, elle n’avait eu à forger sa signature auparavant. Malheureusement ses mains tremblaient toujours, et elle ne put y arriver. Elle se leva juste à temps car sa sœur ouvrait la porte d’entrée.
Marie resta silencieuse toute la soirée. Elle faisait mine d’écouter les conversations entre Rachel et sa mère mais, en vérité, elle n’arrivait pas à être présente à ce qui se passait. Dans sa tête, ses pensées se mêlaient entre le besoin de trouver une solution à la signature du billet et sa rencontre fortuite avec Paul qui, elle, amenait d’autres images pour finir sur le petit minois de la fillette… Marie ferma les yeux et pencha la tête sur son assiette afin que personne ne remarque ses yeux luisants de tristesse et de honte.
Dès la vaisselle terminée, Marie alla dans l’ancienne chambre de son frère maintenant devenu la sienne. C’était minuscule mais Marie était contente d’avoir enfin un endroit juste à elle. Diane avait longtemps hésité à lui accorder ce souhait car elle craignait que sa fille cadette ne s’y plaise pas.
C’était une toute petite pièce où il n’y avait qu’un lit simple et un vieux meuble télé en contreplaqué qui avait autrefois appartenu à sa grand-mère. Il n'y avait d’espace pour rien d’autre que ça. De plus, comme elle donnait accès à la salle de la fournaise, il y régnait une odeur d’humidité, de poussière et d’huile. Marie n’en avait rien à faire et ce, même si ses vêtements empestaient. C’était son coin, son petit trou juste à elle.
Ce soir-là, elle s’y engouffra en regrettant l’absence de son père à qui elle aurait bien volé une bière dans le frigo. Faute de pouvoir noyer ses souvenirs dans l’alcool, elle reprit la lecture de son livre. Lire cette histoire affreusement déchirante et véridique lui rappelait qu’au fond, sa vie à elle n’était pas si moche. Il y avait pire que la honte, il y avait les guerres et il y avait la mort.
Mais parfois, la mort, ce doit quand même être mieux que la souffrance, je crois, se dit Marie avant de fermer les yeux.
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