Monsieur Fortin
Lorsque le réveil se fit entendre à 7h00, Marie n’eut qu’à étirer le bras pour l’éteindre car elle était déjà debout depuis longtemps. À genoux près du long meuble qui contenait ses vêtements, entre son tourne-disque et sa petite télé en noir et blanc, elle écrivait le nom de sa mère encore et encore.
Elle n’arrivait pas à reproduire les petites lettres penchées et toutes égales de la signature de Diane. Elle s’arrêta après avoir noirci près de deux pages de tentatives infructueuses et secoua sa main, prise d’une soudaine crampe. Elle la massa un peu et reprit son entraînement.
Les bruits de pas dans la cuisine lui firent comprendre que son temps était écoulé, il fallait signer la note ici et maintenant, avant que Diane ne vienne ouvrir sa porte de chambre. Elle prit donc une grande respiration, prit la note tapée à la machine, secoua ses petites épaules jusqu’à ses mains en soufflant très fort. Puis, d’un geste fluide et rapide, elle écrivit le nom de sa mère le long de la ligne.
C’est pas mal du tout! se dit-elle, fière.
Elle replia la feuille soigneusement, la glissa entre les pages de son agenda et rejoignit sa mère pour déjeuner, un petit sourire au coin des lèvres.
Rachel et elle partirent ensemble pour l’école et marchèrent en silence jusqu’à ce qu’une copine de sa sœur vienne les rejoindre et prenne les devant, laissant Marie seule derrière. Ce n’était pas plus mal car elle n’avait pas envie de parler de toute manière.
En arrivant devant l’école Anne l'accueillit l’air complètement angoissée.
Mais où étais-tu passée? Qu’est-ce qui t’as pris?
Heu… je me suis soudainement rappelé que j’avais oublié quelque chose à la maison, bredouilla Marie prise au dépourvu.
Tu aurais pu me le dire au lieu de partir comme ça? En plus je ne t’ai pas revue de l’après-midi! J’étais morte d’inquiétude moi!
Oh, je suis vraiment désolée Anne, mais bon, une fois à la maison, je me suis mise à lire un nouveau livre, Au nom de tous les miens tu connais? C’est vraiment bon. Ça se passe pendant la deuxième guerre mondiale et ça raconte...
Marie.
L’histoire d’un juif dans un camp de concentration à Varsovie.
Marie.
C’est une histoire vraie en plus.
Marie
Quoi?
Tu en fais trop.
Ah bon?
Bon, tu ne veux pas en parler? D’accord, mais cesse de me raconter n’importe quoi.
Mais…
Ça va j’te dis. Mais ne me refais plus ça d’accord? Et tu aurais quand même pu me donner un coup de fil dans la soirée pour me dire que tu allais bien.
Tu n’avais pas un cours, de… de quelque chose hier?
Haha, mon cours de violon, non. J’ai dit à mes parents que ça suffisait les multiples cours de ci ou de ça.
Vraiment?
Oui, je vais garder le piano parce que ça, c’est ma passion. Je vais me consacrer juste à ça et essayer d’avoir une vie d'adolescente normale.
Tu ne viendras plus à la chorale alors?
Non non! Ça, je garde le chant, ça m’amuse et puis, c’est…
La cloche sonna, ce qui mit fin à leur conversation. Marie se souvint tout à coup qu’elle devait aller porter son mot d’absence au secrétariat avant de se rendre en classe alors, une fois de plus, elle se mit à courir sans donner plus d’explication à son amie. Anne resta plantée là, découragée.
Marie arriva haletante au secrétariat et remit sa note à toute vitesse. Elle n’eut pas le temps de passer à sa case et se rendit directement en classe de français.
Elle n’aimait pas particulièrement ce cours, elle n'aimait ni son prof, ni les lectures imposées, ni les exercices de compréhension qui y étaient associés, ni la grammaire ou l’orthographe. Par contre, elle adorait les compositions écrites, mais comme elle perdait beaucoup de points à cause de ses fautes.
C’est pas si grave s’il y a des fautes non? Pourvu que l’on comprenne ce que j'écris, se révoltait-elle à chaque fois.
La période passa rapidement et bientôt elle se rendit à son deuxième cours, arts plastiques. Ça, c’était sa matière préférée et, évidemment, dans laquelle elle avait d’excellentes notes. Diane lui répétait d’ailleurs souvent que si elle mettait autant d’énergie et d’application dans ses autres matières que lorsqu’elle jouait avec de la peinture et de la glaise, elle serait sûrement première de classe. Vraiment, sa mère ne comprenait rien à l’art! se disait-elle alors.
Elle alla chercher les affiches publicitaires qu’elle avait commencées au dernier cours et s'installa à sa table de travail. La cloche retentit pour annoncer le début de la deuxième période et presque aussitôt on attendit la voix monocorde de la secrétaire de la direction à l’intercom.
On demande Marie Gervais au secrétariat, Marie Gervais au secrétariat, merci.
L’enseignante regarda Marie et lui fit signe d’y aller un mouvement de tête.
Marie se leva presque tremblante, avec l’impression que son visage s’était vidé de son sang.
Oh non, se dit-elle, ils ont vu que ce n'était pas la signature de ma mère. Ils vont devoir l’appeler, elle sera dans une telle colère…
Elle longea les cases en prenant son temps, elle appréhendait déjà cette rencontre. Elle était terrifiée à l’idée de ce qui l’attendait. Elle prenait son temps, elle se demandait s’il ne fallait pas mieux partir, partir et ne plus jamais revenir. Mais où irait-elle?
Ne sois pas stupide Marie, se raisonna-t-elle. Tu n’es pas dans un film ni dans un roman. Tu n'as nulle part où aller. Arrête de déconner, tu t’es fait prendre, maintenant il ne te reste qu’une seule chose à faire: assumer.
Elle pressa donc légèrement le pas, releva la tête et redressa ses épaules. Elle se répétait sans cesse qu’elle n’avait pas à avoir peur que rien de pire que ce qu’elle avait déjà vécu ne pouvait être pire, qu’elle était capable d’en prendre.
Et puis tout à coup, elle était devant la porte du secrétariat et toute sa fausse assurance s’envola. Elle tourna la poignée de la porte et entra, presque de reculons.
La secrétaire la regarda avec un regard sévère et lui dit d’un sec.
Tu peux t’asseoir là, Mr Fortin sera avec toi dans une minute.
Marie bredouilla un merci à peine audible et pris place sur une des chaises dans l’entrée.
L’attente était interminable mais, en même temps, Marie n'était pas pressée de voir le directeur adjoint.
Au moins, se dit-elle, je sais pourquoi je suis ici. Je n’ai pas à me triturer le cerveau…
Les minutes s'égrainaient lentement, ponctuées du bruit de la machine à écrire, du son d’une voix étouffée par une porte et du tic-tac de l’horloge. Marie ne pensait plus. Elle attendait, la peur au ventre.
La voix se tut et la porte s’ouvrit sur le visage bienveillant de monsieur fortin.
Entre Marie.
Marie se leva, les jambes molles et tremblantes. Le directeur adjoint lui montra l’un des deux fauteuils en face de son bureau et elle s’y installa. Il prit celui à côté d’elle.
Pendant un moment, il ne dit rien. Il la fixait avec un regard inquisiteur, il avait presque l’air inquiet. Puis, il étira le bras et pris la chemise qui se trouvait sur le sous-main sur son bureau. Il l’ouvrit et remit à Marie quelques feuilles de papier.
Peux-tu m’expliquer?
C’était son examen de biologie de la veille.
Heu… je ne connaissais pas les réponses.
Comment tu ne connaissais pas les réponses?
Je n’avais pas bien étudié, j’avais oublié qu’on avait un contrôle.
Voyons Marie, même sans étudier, tu étais bien en classe ces derniers mois, tu as bien dû retenir certaines choses! Non? ajouta- t’il devant le visage immobile de son élève. Et puis, il y avait une section à choix multiples, tu aurais pu y aller au hasard?
Marie ne dit rien, elle regardait le sol. Elle se sentait au bord des larmes sans savoir pourquoi.
Ça ne te ressemble pas, Marie. Tu es absente en classe, toujours dans la lune. Tes professeurs me disent que tu arrives en classe sans tes cahiers, parfois en retard et que tu n’es pas vraiment là. Tu ne veux pas m’en parler?
Je... je ne sais pas, dit-elle, les sanglots retenus lui barrant la voix.
Allez allez… Il ne faut pas te mettre dans un tel état. Calme-toi. Dis-moi ce qui ne va pas.
Marie leva ses yeux remplis de larmes vers lui.
Ma petite sœur, commença-t-elle, elle est morte.
Oui bien sûr, je sais, mais ça fait déjà un an, et puis, comment dire...
Oh Non! cria-t-elle sans le vouloir. Vous n’allez pas me dire que je ne l’ai pas connu et que je ne devrais pas avoir de chagrin! Vous n’allez pas faire comme tous les autres! Ma mère, elle, elle a du vrai chagrin, elle souffre! Mon père est parti. Elle est seule avec nous maintenant. Bien sûr je le vois de temps à autres, quand il vient à Montréal, il passe nous voir. Parfois maman la garde à souper. Oh je sais, de toute façon il boit trop. Mais ça ne change rien. Je l’aime moi mon père, c’était le seul à me soutenir. Le seul qui m’aime vraiment. Ma mère, elle, elle s’en fout de moi. Elle crie, elle s’enferme dans sa chambre.
Monsieur Fortin la regardait surpris par cette colère soudaine.
Mais ce n’est pas sa faute vous savez, reprit-elle avec tendresse… Elle n’a pas connu mieux et là… Elle a une souffrance tellement grande qu’elle ne sait pas quoi en faire.
Sur ses mots, elle éclata en sanglots. Le genre de pleurs qui ne semble jamais vouloir s’arrêter. Le visage entre ses mains, le dos courbé sur ses genoux, elle pleurait. Elle pleurait une souffrance qu’elle-même ne comprenait pas. Elle pleurait un mal qui la rongeait depuis tellement longtemps. Au fond, elle aussi avait une souffrance tellement grande qu’elle ne savait pas quoi en faire.
Quand elle se calma, elle releva ses petites épaules encore secouées de chagrin et regarda son interlocuteur, le visage ruisselant de larmes et le nez reniflant.
Le directeur adjoint lui tendit la boîte de mouchoir qu’il avait sur son bureau.
Essuie ton nez.
Il fit une pause, comme s’il réfléchissait à ce méli-mélo de sentiments que Marie venait de cracher dans son bureau. Cette colère entremêlée de peine et de tendresse aussi, parfois. Qu’allait-t-il faire avec ça. Il ne s’attendait pas à autant de douleur dans un si petit être.
Il regardait les yeux de Marie qui semblaient l’implorer de trouver un remède à son mal. Mais il ne le pouvait pas. Pourtant, il cherchait une solution. Il ne pouvait pas laisser cet enfant aller à la dérive sans intervenir, sans, à tout le moins tenter de lui venir en aide.
Tu vas venir avec moi.
Ou ça? Demanda-t-elle en s’essuyant le nez encore une fois.
Écoutes, il y a beaucoup trop de peine et de douleur dans tout ça et je ne suis pas la bonne personne pour t’aider. Mais je connais quelqu’un qui le pourra sûrement.
Qui ça?
Elle s’appelle Marguerite, elle est travailleuse sociale ici. Elle peut t’aider à y voir plus clair dans ce qui se passe dans ta tête.
Je ne veux pas aller voir une psy!!!
Elle n’est pas psychologue. Elle est là pour t’écouter et pour trouver des solutions pour que tu te sentes mieux.
C’est du pareil au même ça non?
Non, répond-il en riant, non pas vraiment. Allez, viens. Elle est très gentille tu verras.
Je ne veux pas y aller, se renfrogna Marie.
Et bien figure-toi que je ne t’en donne pas le choix.
Mais qu’est-ce que ma mère va dire? Elle voudra savoir pourquoi?
C’est simple, elle ne dira rien parce que je ne le lui dirai pas. Ce sera entre toi et moi seulement.
Marie le regardait, sceptique.
Marché conclu?
Est-ce qu’elle vous répétera ce que je lui dit?
Non pas du tout. Moi, tout ce que je veux c’est que tu ailles mieux et que tu réussisses tes études. Ça c’est mon mandat à moi et je veux faire tout ce que je peux pour le remplir.
Il se leva et lui fit signe de la suivre.
En sortant du secrétariat, Monsieur Fortin tourna à gauche et franchit deux portes que Marie n'avait jamais remarquées auparavant. Elles donnaient sur un long corridor sombre jonché plusieurs portes sur lesquelles étaient inscrites des noms accompagnés de différents titres. Monsieur Untel, orthophoniste, madame Unetelle, psycho éducatrice, Monsieur Chose, orienteur, et ainsi de suite. Un peu avant la fin de ce passage, ils tournèrent à droite et longèrent un autre corridor sombre qui débouchait, lui aussi, sur deux autres portes. Mais, juste avant d’y arriver, une porte grande ouverte dessinait un rectangle de lumière au sol. C’est là qu’ils s’arrêtèrent.
Bonjour Christine, est-ce que Marguerite est disponible?
Bonjour Monsieur Fortin, non, malheureusement elle est avec quelqu’un mais ce ne sera plus très long, je crois.
Très bien. Peux-tu lui demander qu’elle m’appelle quand elle aura fini?
Oui bien sûr.
En attendant, je te laisse cette petite personne.
Il se retourna pour prendre Marie, qui était restée derrière lui, par les épaules pour la placer devant lui.
Christine, je te présente Marie, Marie, voici Christine. Elle te tiendra compagnie en attendant que Marguerite soit libre.
Bonjour Marie, assieds-toi, je t'en prie.
Marie prit place. Elle regardait les murs qui l’entouraient, les tableaux, les photos et puis la sempiternelle horloge au tic-tac sonore que l’on retrouvait dans presque toutes les pièces de cette école. Finalement, ses yeux se posèrent sur Christine qui lui souriait avec gentillesse.
Elle, elle ne souriait pas. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait là. Elle ne voulait pas parler de ce qui se passait dans sa tête. Mais qu'est-ce qui lui avait pris de déballer son sac ainsi devant le directeur adjoint?
Elle détourna le regard et continua de regarder les murs du bureau.
Ça c’est mon chum avec mon chien, pointa Christine sur la photo qui était sur son bureau. Tu as un animal de compagnie toi aussi?
Non, ma mère est allergique, répondit Marie avec un ton sec. Elle n’avait pas envie de faire du bavardage inutile.
Christine, qui avait compris, lui proposa,
Bon, je te laisse tranquille alors. Si tu as besoin de quelque chose en attendant, tu n’as qu’à me le dire ; des revues, de l’eau, n’importe quoi? ok?
Elle aurait voulu répondre que ce dont elle avait besoin c’est qu’elle la fasse sortir d’ici. Mais Marie se contenta de lui faire un signe de tête et se mit à regarder par la fenêtre.
Non, elle ne voulait pas être ici. Elle ne voulait pas être aidée. Elle ne voulait pas parler. Elle ne voulait pas raconter. Elle ne voulait pas que l’on sache ses secrets, qu'elle n’était pas la bonne fille que tout le monde semblait imaginé. Qu’on lui avait des choses, qu’elle aussi, avait fait des choses… Des choses impardonnables. Elle était sale en dedans…
Elle était loin dans sa tête quand la sonnerie du téléphone la fit sursauter.
Allo?... Oui mais non, en fait le directeur adjoint est passé, il demande que tu l’appelle… Oui, c’est ça et il y a quelqu’un qui attend pour te voir après… Oui très bien.
Christine avait répondu tout en regardant Marie avec un sourire attendri.
Ce ne sera pas long, elle va te recevoir.
Marie croisa les bras sur sa poitrine. Non mais pour qui elle se prenait celle-là? se demanda Marie. Comme si ça lui faisait un pli d'attendre, comme si elle avait envie de la voir cette Marguerite La Sauveuse. Personne ne pouvait rien pour elle, elle ne pouvait pas être sauvée. Elle ne le pouvait pas. Non!
Elle se renfrogna.
Je ne peux pas être sauvée, je ne peux pas. Je ne peux pas, parce que je ne le mérite pas, tout simplement.
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