La colère
Inconfortable et ankylosée, Marie se réveilla aux petites heures du matin. Les yeux toujours fermés, elle essaya de changer de position afin de retrouver le sommeil mais, dès le premier mouvement, une douleur aiguë dans son entrejambe la réveilla pour de bon.
Elle resta étendue quelques minutes dans son lit, revivant soudainement la scène de la veille. Le regard sans émotions fixant la fenêtre devant elle, elle regardait dehors sans voir. Elle fixait le vide et, dans ce vide, elle voyait Joseph sur elle, le pantalon baissé et les yeux obstinément clos comme pour éviter de la regarder, se plaçant pour accomplir sa besogne. Elle avait alors tourné la tête vers Patrick qui, de son poste de garde, les observait. Au moment où sans ménagement Joseph la pénétra, elle ferma les yeux à son tour.
Instinctivement, elle mit sa main sur son sexe, comme pour le protéger et s’aperçut alors de la texture étrange de sa petite culotte. D’un seul mouvement et malgré sa douleur, elle s’assit sur le bord de son lit et ouvrit la lumière. Des taches brunâtres et séchées maculaient ses sous-vêtements. Inquiète, elle se rendit à la salle de bain.
Plissant les yeux sous l’éclairage éclatant de la pièce, elle fouilla dans le maquillage de sa mère pour y trouver son poudrier. Elle s’assit sur les toilettes et, à l’aide du petit miroir rond, elle s’examina. Ses lèvres encore imberbes étaient irritées et on pouvait deviner une minuscule fissure dans la vitre grossissante. Était-ce cette petite blessure qui avait saignée? Ou était-ce ses premières règles qui commençaient? Elle ne savait pas mais, quoiqu’il en soit, elle ne saignait plus. Elle se palpa le ventre, aucune douleur donc, tout allait bien. Elle remit la trousse de maquillage à sa place et retourna dans sa chambre.
Elle s’installa dans son lit et tenta de reprendre la lecture du récit de Martin Gray qu’elle avait délaissé depuis quelques jours, mais son esprit étant ailleurs, elle n’arrivait pas à se concentrer. Par la petite fenêtre de sa chambre, elle regarda le ciel qui, tranquillement, s’éclairait de rose et d’orangé.
Ça y est, pensa t’elle, je suis devenue une femme. Même si ce sang ne vient pas de mes règles, j’ai fait l’acte. Le fait qu’il soit voulu ou non ne change rien. Ça fait de moi une femme quand même… Mais… Je ne pensais pas que ce serait comme ça, ma première fois.
Le cœur gros et les larmes commençant à poindre, elle se leva et se dévêtit pour s’observer dans la glace posée sur la porte de la salle de la fournaise.
Elle tourna légèrement sur elle-même, et mis à part deux ou trois petites ecchymoses dans le bas de son dos, sans doute laissées par quelques roches logées en dessous du plaid, rien n’avait changé. Elle était la même et, en quelque part, elle en était déçue. Elle aurait souhaité que son corps ait des marques ou des cicatrices. Elle aurait voulu qu’il y est une différence flagrante et dramatique entre la petite fille qu’elle était la veille au matin et la femme qu’elle était le soir venu.
Elle aurait voulu être marquée au fer rouge pour que quelque chose crie la violence dont elle avait été victime. Mais non, elle était restée la même, rien n'avait changé, en apparence à tout le moins.
Elle s’assit sur le bord de son lit, essayant de calmer la colère qui montait en elle.
Non, ce n'était pas comme ça qu’elle avait imaginé sa première fois. D'abord, elle aurait été amoureuse et lui, il aurait été beau… Et doux. Il lui aurait murmuré des mots d’amour. Et, par dessus tout, elle aurait voulu que ça arrive. Peut-être que ça aurait fait aussi mal, mais elle en aurait été heureuse.
Au fond, je l’ai bien cherché, non? pensa-t-elle. Je le sais depuis longtemps que c’était ce qu’il voulait. Il me l’avait dit dans la cour d’école. Et là c’est moi qui l’ai provoqué. Au fond, tout ça, c’est ma faute.
Elle serrait les dents pour ne pas crier sa colère. Ces mots dans sa tête, elle les croyait même s’ils sonnaient faux et s’ils se faisaient mal, plus mal encore que son corps meurtri.
Il ne faut pas pleurer, murmura-t-elle.
Elle secoua sa tête et ses épaules.
Bon. Quel jour on est? se demanda-elle pour faire diversion. Mardi, nous sommes mardi et j’ai rendez-vous avec Marguerite à 8:15.
Elle se sentit soulagée à l’idée de sa rencontre avec la TS. De cette façon, elle n’aura pas à faire face à Anne qui lui demandera sûrement mille et une questions, du moins, elle s’en sauvera pour ce matin. Cela lui donnera un peu de temps pour anticiper les réponses.
À 8h15 pile, Marie était assise avec les écouteurs de Christine sur la tête, ses pieds battant la mesure sur du The Police, lorsque Marguerite posa sa main sur son épaule et lui fit signe de la rejoindre dans cinq minutes. Marie opinât tout en continuant à remuer au son de la musique. Au moment convenu elle remit le walkman à Christine, presque à regret, et se rendit dans le bureau adjacent.
Alors comment ça va aujourd’hui?
Ça va et vous? Heu... toi?
C’est une réponse automatique ça ou c’est vrai?
Non non, c’est vrai! ça va vraiment bien, mentit-elle.
Ah, d’accord, dit Marguerite sans trop la croire. Que s’est-il passé de bien depuis notre dernière rencontre? Raconte-moi.
Marie réfléchit quelques minutes avant de reprendre.
Marie-Claude m’a proposé de faire partie du chœur de chambre l’an prochain, répondit finalement Marie, soulagée d’avoir réussi à trouver une bonne nouvelle à raconter.
Ah oui!? Ça c’est vraiment bien! Tu as dit oui alors?
Marie s’assombrit un peu et baissa les yeux.
C’est un peu compliqué, il faudrait que je prenne des cours particuliers pour améliorer mon solfège et ma pose de voix et ma mère n’a pas vraiment les moyens.
Oh! Ouais ça c’est moins chouette. Ça coûte combien?
Je ne sais pas, sûrement trop cher.
Tu dis qu’elle n’a pas les moyens mais tu ne sais pas combien c’est?
Même si c’était gratuit je crois que ma mère trouverait ça trop cher! dit Marie soudainement très irritée.
Tu es en colère?
Non… Oui, un peu.
Bien! On avance,
Ça te fait plaisir que je sois fâchée? demanda Marie insultée.
Non, ce n’est pas ça. Parle-moi de ta mère.
Ma mère? Elle s’en fout de moi et de ce que je vis. Elle n’en a que pour Rachel! Rachel la parfaite, Rachel la plus jolie. Celle qui réussira dans la vie alors que Sylvain et moi on est que des bons à rien qui finiront sur le BS!!!
Finalement, tu es très fâchée on dirait.
Fâchée? Moi? Pourquoi est-ce que je serais fâchée? Parce que ma mère ne m’aime pas? Parce qu’elle n’est pas là pour moi, pour me protéger, et que les seules fois où elle s’intéresse à ce que j’aime c’est pour me dire que c’est de la merde ou que je suis nulle? Pourquoi est-ce que ça me fâcherait hein? Cria-t-elle.
Te protéger de quoi?
Marie se tût, comme prise en défaut. Elle regardait Marguerite, assise en face d’elle qui, silencieuse, attendait la réponse à sa question.
Marie prit une grande inspiration, puis reprit.
Ça n’a pas été facile pour elle tu sais… dit Marie tout en douceur. Grand-maman la maltraitait et elle a été placée dans un genre de centre quand elle était toute petite… et puis aussi, elle n’a pas choisi cette vie-là… Elle ne voulait pas avoir d’enfants, pas comme ça en tous les cas.
Hmmm, fit Marguerite. Peu importe Marie. Peu importe ce que les autres vivent ou ressentent. Tu as le droit d’être déçue ou en colère. Ta colère est légitime.
Non.. Pas si je sais pourquoi les choses sont comme elles sont. Je ne peux pas. Je n’en ai pas le droit.
On a toujours le droit d’avoir des sentiments, même si c’est de la colère.
Non. Pas moi.
Pourquoi ça?
Parce que la colère c’est laid et que je ne veux pas en avoir.
Marie croisa les bras et regarda fixement par la fenêtre, les yeux remplis de larmes. Elle retenait sa respiration en espérant que cela retienne son chagrin aussi.
Qu’est-ce qui te met dans cet état Marie, dis-moi?
Marie ne répondit pas. Elle n’était plus là. Elle était dans ce stupide parking, clouée au sol sur un plaid à carreaux rouges et noirs qui sentait l’urine. Elle voulait se lever, elle voulait s’enfuir. Elle se sentait impuissante, paralysée par le poids sur elle. Il fallait endurer le moment et rester forte et supporter l’insupportable. L’odeur de pisse devenait de plus en plus forte. Elle avait chaud. Elle se sentait étourdie et nauséeuse. Elle n’eut pas le temps de se lever et elle régurgita sur le velours rose du tout nouveau canapé de Marguerite.
Oh non… Je suis tellement désolée, dit Marie en pleurant. Je ne comprends pas. Je ne voulais pas…
Ce n’est pas grave, je vais nettoyer tout ça tantôt. Ce n’est rien.
Marguerite essuya sommairement le sofa et invita Marie à s'asseoir sur le tapis.
Ça devient une habitude on dirait, dit Marie en souriant malgré sa tristesse évidente.
Quoi ça?
De nous asseoir sur le plancher.
Ah oui! ricana Marguerite. On dirait oui.
Marguerite fit une légère pause avant de continuer.
Marie, je suis là pour t’aider. Dis-moi ce qui se passe.
Je viens de le faire…
Tout ça, c’est uniquement à cause de ta mère?
Oui… Elle et moi, c’est compliqué. Ça a toujours été compliqué.
Oui, ça je le vois bien. Je comprends. Mais, dis-moi, tu es certaine qu’il n’y a rien d’autre?
Non, rien d’autre répondit Marie et détournant le regard.
Marguerite la regarda et compris qu’elles n’iraient pas plus loin pour aujourd’hui.
Bon. On regardera ça à notre prochain rendez-vous si tu veux bien.
C’est déjà l’heure?
Non, en fait il nous reste encore une dizaine de minutes mais j’ai un appel à faire et puis, bien, j’ai un canapé à nettoyer, dit Marguerite en souriant.
Oh oui… je suis tellement désolée.
Non non, ne le sois pas. Ce n’est pas ta faute. Je voulais juste te taquiner un peu. Comment ça va là? Tu as encore mal au cœur?
Non, ça va. C’est passé maintenant.
Tu es certaine? Je pourrais te faire un billet sinon.
Non, ça va aller, même que, j’ai un peu faim.
C’est bon signe ça!! Va voir Christine, elle aura peut-être quelque chose dans sa cachette secrète que tu pourras grignoter.
Un peu plus tard, Marie se glissa discrètement entre les portes du département des services sociaux, avec une énorme galette à l’avoine et un berlingot de lait. En arrivant près des rangées de casiers, elle posa machinalement les yeux sur le babillard où elle remarqua une nouvelle affiche qui recouvrait celle annonçant le spectacle de fin d’année ou l’on pouvait lire, en rouge, cette nouvelle.
N'OUBLIEZ PAS LE SPECTACLE DE FIN D'ANNÉE
JEUDI PROCHAIN
Encore quelques places disponibles
Venez chercher vos billets au bureau de l’association étudiante.
Quoi? C'est la semaine prochaine? Mais comment est-ce que j’ai pu oublier ça? se dit Marie subitement prise de panique. Il faut que je parle à Anne.
Elle se précipita au troisième étage en direction de la case de son amie malgré la cloche qui venait de retentir. Elle tenta de se frayer un chemin parmi les grands de 4ème et de 5ème qui sortaient de leurs classes et fonça directement sur l’un d’eux et, se faisant, son lait se renversa sur le pantalon de Pascal.
Oh merde!! dit Marie. Excuse-moi, je ne t'avais pas vue. Je suis tellement sans dessin.
Ne dit pas ça! Ce n’est pas de ta faute, répondit-il gentiment, C’est moi qui ne regardais pas où j'allais.
Non, c’est moi, je voulais trouver Anne avant le cours et...
Bon, d’accord c’est notre faute à tous les deux d'accord? Ça te convient comme ça?
Si tu veux, dit-elle sans conviction. Mais ton pantalon?
Ce n’est pas grave, je vais en éducation physique alors je devais me changer de toute manière. Et puis c’est une belle coïncidence parce que je voulais justement te voir.
Ah bon? Pourquoi ça?
Eh bien là on n’a pas vraiment le temps parce que la deuxième période va commencer mais... On peut se voir à l’heure du dîner? Est-ce que tu manges à la cafétéria?
Heu, non, je vais à la maison.
Ah ok. Ça ne prendra pas longtemps, on se rejoint devant les escaliers du troisième?
Oui, si tu veux? Répondit Marie perplexe.
Avec la foule d’étudiants qui se dispersait tranquillement, elle aperçut Anne qui s'apprêtait à entrer dans sa classe.
Excuse-moi Pascal, je dois y aller, mais on se voit tantôt, promis! dit Marie en passant à côté de lui. Anne!!! Anne! Cria-t-elle.
Elle rejoignit Anne qui l’attendait.
Qu’est-ce qui se passe? demanda Anne inquiète.
C’est le spectacle de fin d’année la semaine prochaine.
Oh! Ce n’est que ça! Ne me fais pas peur comme ça! On s’en parle à la pause d’accord?
Heu… Oui ok, je te rejoindrai à ton casier.
Marie eut beaucoup de difficulté à être attentive au cours qui suivit. Son esprit effervescent se promenait dans tous les sens. Entre son rendez-vous du matin qui l’avait bouleversée, sa rencontre inopinée avec Pascal et le spectacle qui approchait, il n'y avait pas beaucoup de place pour les mathématiques.
Le cours prit fin et Marie se rua vers le troisième étage en direction du casier de son amie.
Bon, aller, parles-moi maintenant, dit Anne en rangeant ces livres.
Je ne suis pas prête!!
Mais oui voyons! Tu la connais par cœur cette chanson.
Oui mais la musique! Je fais quoi?
Mais rien, l’Ave Maria n’a pas besoin de musique, c’est très beau a capella.
Sans doute, mais… t’es certaine que tu ne veux pas m’accompagner au piano?
Non Marie, tu le sais très bien! Je ne suis pas capable de jouer devant un public.
Et la chorale alors?
Ça c’est tout à fait différent, on est en groupe, personne ne m’entend !
Je ne peux pas te faire changer d’idée alors?
Non! Aller ne fait pas cette tête ça ira très bien.
Anne posa sa main sur l’épaule de Marie qui la regardait implorante.
Viens à la maison samedi, je te ferai répéter d’accord?
Oh merci!!! Merci!!! Cria Marie en lui sautant et l’embrassant spontanément sur la bouche.
Les deux jeunes filles s’éloignèrent aussitôt et se regardèrent, interloquées. Puis, après quelques secondes d’un silence gêné, elles éclatèrent de rire avant de poursuivre leur conversation jusqu’au prochain cours.
À l’heure du dîner, Marie attendit Pascal à l’endroit convenu. Elle n’attendait que quelques instants et il arriva vêtu de son short et de son gilet de sport.
Suis-moi, dit-il en lui prenant la main.
Ils descendirent au deuxième étage et passèrent devant le bureau du directeur. Marie senti son cœur se serrer lorsqu’il poussa les deux portes menant aux corridors secrets des services sociaux.
De toute évidence, ils ne sont pas si secrets que ça, pensa-t-elle.
Ils passèrent devant les bureaux de Marguerite et de Christine et, fort heureusement, ils étaient fermés puisque c’était l’heure du lunch. Ils se rendirent jusqu’aux deux portes pare-feu à la fin du corridor et empruntèrent la cage d’escalier qui s’y trouvait, se dirigeant vers la sortie.
Ils débouchèrent sur une cour intérieure dont Marie ignorait l’existence. Son école secondaire, autrefois dirigée par les clairs de St-Viateur était reliée à leur résidence par de longs corridors au deuxième, ainsi qu’au premier étage où se trouvait d’autres bureaux administratifs.
Dans cette cour majoritairement asphaltée, se trouvait un petit stationnement entouré de gazon bien taillé et de quelques petits arbustes. Il n’y avait aucun endroit pour s'asseoir et, surtout, rien à y voir d'intéressant. Marie regarda Pascal, interrogative.
Oui je sais, ce n’est pas très bucolique comme endroit, dit-il en ricanant. Mais c’est tranquille et on peut y voir quelques cardinaux quand les arbustes ont des fruits. Je m’installe par terre, le dos au mur et je les regarde.
Et quand il n’y a pas de fruits?
Bien alors, il n’y a rien. Rien que le silence qui m’aide à penser.
Et c’est ici que tu amènes toutes les filles? Demanda-t-elle moqueuse!
Non voyons!!
Je me disais aussi que ça ne devait pas trop les impressionner.
Ah tu te moquais de moi, c’est ça?
Juste un peu, répondit Marie en riant.
Pascal se mit à rire aussi, mais d’un rire un peu nerveux en regardant le sol, il semblait gêné.
Oh je suis désolée! Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise!
Non ce n’est pas toi…
Mais alors qu’est-ce qu’il y a? Demanda Marie qui n’en croyait pas un mot.
Pendant un long moment, il ne dit rien. Il restait planté là, fixant ses chaussures. Elle attendait qu’il sorte de son mutisme et qu’il lui dise ce qui n’allait pas quand, finalement, il se pencha vers elle et déposa un léger baiser sur ses lèvres.
Je voulais juste te dire que je t’aime bien et que… Pascal semblait chercher ses mots. J’aimerais bien te voir plus souvent, qu’est-ce que tu en dis?
Marie, sous le choc, resta sans mot.
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