Le formulaire
Le formulaire trainait dans le premier tiroir de sa commode depuis 3 jours. Elle n’avait pas encore osé le montrer à sa mère. Elle attendait le bon moment, le moment où sa mère serait disposée et de bonne humeur. À chaque jour, elle tentait d’évaluer l’atmosphère, jaugeant le climat pour voir s’il était favorable ou non et, clairement, ce ne serait pas aujourd’hui, ses parents discutaient fort derrière leur porte de chambre.
Marie sortit ses cahiers et ses livres de classe et commença ses leçons, se disant que sa mère serait sûrement impressionnée de ne pas avoir à le lui demander. Sait-on jamais, cela aiderait peut-être, dans tous les cas, cela ne pouvait pas nuire.
C’était bien mal connaître Diane car, dès qu’elle ouvrit la porte, elle se dirigea en trombe vers la cuisine sans même jeter un œil à sa fille.
Les filles ! Venez mettre la table, on mange.
Le repas se déroula en silence jusqu’à ce que Rachel décide de prendre la parole.
J’ai eu 98 en mathématiques aujourd’hui. J’aurai pu avoir 100% mais je me suis trompée dans l’explication de la méthode du…
Aucune réaction, que la main de Diane qu’elle déposa gentiment sur celle de sa fille aînée et qui la tapota doucement en guise de félicitations.
Quelques heures plus tard, Marie était étendue dans son lit et elle regardait par la fenêtre. Elle rêvait éveillée et, dans son songe, elle chantait avec Ginette, elle passait à la télé, elle n’était plus invisible. Elle devenait quelqu’un, quelqu’un qu’on ne moquerait plus, quelqu’un que l’on respecterait, quelqu’un à qui l’on ne pourrait plus faire de mal.
Elle ferma les yeux, elle joignit ses mains en dessous des couvertures et, en silence, elle pria. Elle ne priait pas pour que Dieu fasse en sorte que sa mère signe la feuille, non. Elle demandait au Seigneur, comme sa mère le lui avait enseigné, qu’Il accomplisse sa volonté et ce, quel qu’elle soit. Il ne fallait surtout pas être orgueilleuse, Lui seul savait ce qui était bon. Elle répéta donc quelques « Notre Père » deux « Je Vous salue Marie » puis encore quelques mots, et s'endormit au son de la respiration régulière de Rachel qui, elle, dormait déjà depuis longtemps.
Le lendemain matin, elle avait pris sa décision, ce serait aujourd’hui. Avec des gestes vifs, elle s’habilla et prit le document dans ses mains. Ce serait maintenant. Elle entra dans la cuisine et déposa le formulaire devant sa mère qui prenait son café.
Qu’est-ce que c’est?
Un formulaire d’autorisation pour la chorale.
Une autorisation pour quoi?
Oh! Rien d’important. Des activités que Guy a planifiées.
Bon, je regarderai ça aujourd’hui. Il y a des frais?
Je ne crois pas.
Ça y était, le formulaire était entre les mains de Diane, le jeu était fait. Il fallait attendre maintenant.
La journée lui parut affreusement longue…
Après l’école, elle ne traîna pas et rentra chez elle presque au pas de course. En arrivant, elle mit les couverts sur la table de la salle-à-manger pour le repas du soir. Sur la cuisinière, elle déposa un chaudron d’eau pour les pâtes et mit la sauce dans un autre chaudron, le tout prêt à être chauffé le temps venu. Elle tenta de trancher du concombre et des tomates mais, devant le résultat désastreux, elle y renonça. Un peu déçue de ne pouvoir en faire plus afin d’amadouer sa mère, Marie s’installa par terre dans le salon, bien à la vue, pour faire ses devoirs et ses leçons dans une ultime tentative de séduction.
André arriva le premier, suivi de Rachel.
Qu’est-ce que tu fais? Demanda Rachel à sa sœur.
Mes devoirs.
Tu viens dehors avec moi? On aimerait jouer aux élastiques mais on est que deux?
Non, je veux finir ça avant que maman arrive.
Marie détestait jouer aux élastiques de toute façon. Rachel fit une moue et sortit.
Quelques minutes plus tard, son père l’appelait. Elle alla le rejoindre dans la cuisine.
Marie? C’est toi qui as torturé ces pauvres légumes?
Oui… J’ai essayé de les couper pour préparer la salade. Répondit Marie en regardant le sol, gênée.
Quel couteau as-tu pris?
Marie pointa du doigt le couteau à steak laissé dans le lavabo. André hocha négativement la tête en soupirant.
C’est sûr qu’avec ce couteau là ça ne pouvait pas fonctionner, il fallait prendre celui-ci.
Marie regarda le couteau de chef que son père venait de sortir du tiroir avec des yeux impressionnés, presque apeurés. L’outil semblait faire la taille de son bras entier.
Viens, je te montre.
Ils s’installèrent sur la table de la cuisine pour un enseignement de coupe de légumes 101 jusqu’à ce que Diane rentre enfin du bureau.
En ouvrant la porte, elle lança un bonjour qui n’annonçait rien de bon.
Allô maman! Regarde, papa me montre comment faire la salade.
Diane ignorant complètement sa fille s’adressa à André.
La compagnie de téléphone m’a appelé aujourd’hui. Ils vont nous couper la ligne lundi prochain si on ne les paye pas au plus tard vendredi. Il faut que tu fasses quelque chose André! Ça ne peut plus continuer comme ça. On n'a pas encore payé le loyer non plus et le 15 du mois est passé. Je n’en peux plus. Je ne peux pas subvenir aux besoins de la maisonnée toute seule.
André abandonna Marie à ses légumes, pris une gorgée de bière et répondis.
Diane, tu t’en fais pour rien, j’ai terminé mon contrat aujourd’hui et je rencontre le boss demain. Je vais avoir mon chèque.
Ah oui? Et tu en dois combien sur ce chèque-là hein? Elle est à combien ton ardoise à la brasserie?
Il en restera assez…
Marie déposa le couteau. Sentant que le ton allait monter, elle alla rejoindre Rachel dehors. Les élastiques, ce n’était pas si mal, finalement.
Un peu plus tard, autour de la table régnait une ambiance mortuaire. Seule Rachel, qui n’avait eu connaissance de rien, babillait de tout et de rien. Mais, au bout d’un moment, Marie prit son courage à deux mains et interrompit le flot verbal de sa sœur.
Maman? Pour le formulaire, tu y...
Pas ce soir Marie! La coupa-t-elle sans ménagement.
Le ton sec de Diane n’invitait pas à la réplique et, donc, Marie ne dit plus rien, pas plus que sa sœur d’ailleurs qui avait maintenant compris que ça ne servait à rien.
À l’heure du coucher, alors que les deux sœurs étaient étendues dans leurs lits, Rachel demanda à Marie de quel formulaire parlait-elle.
C’est pour la chorale, c’est une autorisation pour chanter à la télé.
Wow! C’est super ça!! Maman va dire oui, c’est certain!
De loin, Diane cria
C’est l’heure de dormir les filles, je ne veux pas vous entendre!!
Rachel ajouta en murmurant cette fois.
Il n’y a aucune raison pour qu’elle refuse…
Ouais ben on verra.
Et pour l’atmosphère de merde, les parents se sont encore chicanés?
Oui.
Rachel soupira et se blottit dans ses couvertures.
Bonne nuit Marie.
Bonne nuit...
Rachel s’endormit en quelques minutes à peine alors que Marie avait les yeux grands ouverts. Elle prit le livre posé sur sa table de chevet, Le Petit Prince de St-Exupéry. Elle l’ouvrit à la première page et, à la lumière du lampadaire devant la fenêtre de sa chambre, se mit à le relire, pour la énième fois.
Au bout d’une heure, alors que son héro atteignait enfin la planète Terre, Marie déposa le livre sur sa table de nuit et ferma les yeux. Elle imagina sa rencontre avec le serpent, sa visite aux jardins des roses qui le rendit tellement triste et puis enfin, sa rencontre avec le renard. Le renard qui lui apprendra ce qu’est l’amitié et l’amour. En silence, elle récita son passage préféré.
“Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l'heure du départ fut proche:
Ah! dit le renard... Je pleurerai.
C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...
Bien sûr, dit le renard.
Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.
Bien sûr, dit le renard.
Alors tu n'y gagnes rien !
J'y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.”
Marie s'endormit enfin. Il était 2:00 du matin.
Debout Marie!
Marie ouvrit les yeux difficilement...
Allez! Dépêche-toi, tu vas être en retard pour l’école. J’ai une réunion tôt ce matin, je dois partir. Lève-toi.
Oui oui, je suis debout là... Dit Marie en se sortant du lit péniblement,
Elle alla à la salle de bain et se rendit à la cuisine pour prendre son petit-déjeuner. Rachel la regarda avec un grand sourire et puis, elle pointa la table du regard. Devant elle se trouvait le formulaire, signé.
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