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Photo du rédacteurMarie-Josée Riendeau

Marie XII

Dernière mise à jour : 24 mars

L'enregistrement


L’automne filait à toute allure. Entre l’école et les répétitions que Marie prenait très au sérieux, elle n’avait pas vu le temps passé et novembre était déjà bien entamé.

Ce matin-là, Marie ouvrit les yeux et se leva d’un bond. Il était encore tôt, elle avait tout son temps, mais elle était pressée que la journée commence. Aujourd’hui, elle allait enregistrer un disque. Oh bien sûr, ce n’était pas SON disque, c’était celui de monsieur Louvain… Et puis, en fait, ce n’était même pas pour un disque, c’était l’enregistrement des deux chansons qui passeraient à l’émission. Mais qui s’en souciait? C’était un peu comme un de ses rêves. Elle s’y laissait croire à tout le moins.

Elle était fébrile. Assise sur son lit et déjà toute habillée, elle s’imaginait la journée devant elle. Elle se projetait dans le temps, elle s’imaginait en studio, les micros partout et l’ingénieur du son qui leur donne ses directives. Michel Louvain qui la remarque, qui lui sourit.

Le déclenchement du réveil sortit Marie de sa rêverie. Rachel ouvrant à peine les yeux lui dit:

  • Mais qu’est-ce que tu fais? T’es déjà prête pour l’école?

  • Je ne vais pas à l’école aujourd’hui, on enregistre les chansons avec Michel.

Elle avait fait exprès de l’appeler par son prénom, cela la rendait plus proche de lui, comme si elle le connaissait ou, presque comme s'ils faisaient partie du même monde.

  • Ah oui! C’est aujourd’hui ça. Mais je ne comprends pas trop… Il me semblait que c’était en direct ce truc?

  • Oui, ça l’est. Mais pour la musique on va faire semblant seulement. C’est l’enregistrement qui va tourner. Mais les interviews vont être vraies!!

  • Ah parce que tu vas être interviewé toi?

  • Non…

Marie descendit de son nuage, non sans une légère déception. Elle décida tout de même de continuer à faire semblant. C’était beaucoup plus drôle et, il fallait l’admettre, elle avait besoin d’un peu de magie. Elle quitta donc sa sœur, tout sourire, pour se rendre à la cuisine où elle y trouva sa mère.

  • Mon dieu Marie, tu es déjà prête? À quelle heure est-ce que les Trudel viennent te chercher?

  • À 8h00.

  • Tu aurais pu t’habiller mieux que ça non?

  • Qu’est-ce qui ne va pas avec ce que je porte?

  • Rien. Mais tu aurais pu mettre une robe… Et c’est quoi ces cheveux?

Diane fit signe à Marie de s’approcher et, dans un geste qui lui était devenu familier, tira sur les mèches courtes de sa cadette, tentant vainement de donner un peu de style à ses cheveux coupés chez le barbier. Marie attendit calmement que sa mère abandonne et, après quelques minutes, se fit un bol de céréales avec des toasts.

À 7h50, Marie était assise sur le porche, attendant son transport impatiemment, regardant sa montre à chaque instant. Heureusement pour elle, les parents de son amie Anne aimaient bien arriver en avance. Cette fois-ci ne fit pas exception.

Pendant le trajet, les deux fillettes ne cessèrent de parler de l’aventure qu’elles s'apprêtaient à vivre avec enthousiasme. Se demandant si elles rencontreraient d’autres vedettes, entre autres choses.

  • Vous en rencontrerez peut-être le jour du direct mais je ne crois pas que vous en verrez aujourd’hui! Annonça M Trudel regardant ses passagères dans son rétroviseur.

  • Pourquoi ça? Demanda Anne.

  • Parce que le rendez-vous d’aujourd’hui est dans une église.

  • Mais ce n’est pas possible ça? Tu es certain papa? Ce n’est pas plutôt dans un studio?

  • Non ma puce, c’est bien dans une église.

  • Mais pourquoi? C’est trop injuste!!!

  • Calme toi Anne… dit doucement sa mère. Les églises ont une excellente acoustique, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elles sont souvent choisies pour les spectacles. De plus, vous êtes beaucoup trop nombreux pour un studio.

Devant ce dernier argument massue, Anne arrêta de rouspéter et accepta la situation telle qu’elle lui était livrée. Il en fit de même pour Marie, malgré une déception beaucoup plus grande qu’elle ne l’aurait voulu.

Ils arrivèrent avec plus d'une demi-heure d'avance, comme d'habitude. Marie remercia chaudement les Trudel et s’éloigna doucement, laissant Anne avec ses parents, le temps pour eux de donner leurs dernières recommandations. Marie avança vers le chœur, elle dépassa les musiciens et alla s'asseoir dans les marches d’escalier devant l'Autel, faisant ainsi face à l’entrée de l’église.

Devant elle, Guy était affairé à son lutrin, regardant les partitions avec Marie-Claude pendant que les musiciens accordaient leurs instruments. Au bout d’un moment, le silence fit comprendre à Guy que les musiciens attendaient après lui. En levant la tête il aperçut Marie qui le regardait, la tête posée sur ses genoux. Il la salua d’un sourire et d’un regard bienveillant qui remplit Marie de bonheur. Puis, d’un ton un peu moqueur s’adressa aux musiciens.

  • Comme notre star ne pourra être ici qu’à 11h00, j’aimerais que nous revoyions les pièces du dévoilement de la crèche. Je sais que vous connaissez bien ses morceaux mais sortons-les de la poussière un peu, voulez-vous?

Les musiciens fouillèrent dans leurs sacs pour trouver leurs partitions.

  • Prenez le « Venez divin messie » je vous prie

Dans l’église presque vide, on entendait que le bruit des feuilles qui se tournaient et les légers craquements des chaises. Ensuite, 3 petits coups secs sur le lutrin et puis Guy qui, dans un murmure presque inaudible, compte au rythme de sa baguette, 5, 6, 7 et 8… Et la musique s’éleva, comme un élan vers Dieu. Marie rêvassait aux sons des notes qui s’envolaient quand soudainement les instruments se turent un à un. Guy avait baissé sa baguette et les regardait.

  • Je crois que ce serait mieux avec la mélodie non? Leur dit-il avec le sourire. Marie? Debout! Tu connais bien cette pièce, oui?

Marie qui sortait à peine de sa rêverie ne réalisa pas tout de suite que l’on s’adressait à elle.

  • Marie!

  • Hein? Quoi? Désolée. Heu oui je la connais. Dit-elle d’une petite voix.

  • Très bien. Mets-toi en position.

Marie regarda Guy avec incrédulité mais il insista du regard, lui faisant comprendre par son expression qu’ils attendaient après elle. Donc elle se leva, redressa les épaules et gonfla sa cage thoracique. Elle était pétrifiée. Ses jambes tremblaient et elle avait l’impression que le désert du Sahara s’était logé dans sa gorge.

  • Ça y est? Tu es prête?

Marie fit signe que oui avec sa tête alors que tout son corps disait clairement le contraire. Guy voyant qu’elle était morte de peur lui fit un clin d’œil pour lui donner confiance et lança sa baguette en murmurant imperceptiblement, 5, 6, 7 et 8. La musique commença et Marie guetta avec inquiétude le moment où elle allait devoir chanter. C'est à ce moment-là que la porte de l’église s’ouvrit laissant entrer une grande lumière et, avec elle, des dizaines de personnes. Comme si tout le monde s’était décidé à entrer en même temps. Marie tremblait comme une feuille et fut déconcentrée par le bruit que faisaient tous ces nouveaux arrivants de sorte que, lorsque Guy la regarda pour lui donner son signe de départ, Marie ne le vit pas. Guy fit signe à l’orchestre de s’arrêter et se retourna.

  • Bonjour à tous, dit-il, la répétition commencera dans une quinzaine de minutes. Je vous demanderais de garder le silence d’ici là, j’aimerais faire pratiquer notre soliste.

Marie se sentait devenir écarlate, elle sentait ses mains moites et son cœur battait sur ses tempes. Elle se concentra de toutes ses forces pour faire abstraction du lieu, des gens et des quelques bruits qui subsistaient. Elle regarda Guy qui se tenait prêt la baguette haute. 5, 6, 7,et 8.

Les mains tremblantes, elle tenait son cartable de partitions, plus pour lui donner contenance que parce qu’elle en avait réellement besoin. Elle se concentrait sur les mouvements précis et fluides du directeur, suivant du regard ses bouclettes grises qui battaient le rythme autant que sa baguette. Et puis il la regarda, lui fit signe et, presque surprise, Marie se mit à chanter. Sa voix cristalline s’éleva dans la nef, juste, claire, presque divine. Elle chanta toute la pièce sans tourner une seule page de son cartable, les yeux rivés sur Guy qui la regardait en souriant de toutes ses dents.

La musique s’arrêta et Marie restait plantée là comme paralysée, ses oreilles bourdonnaient et sa tête tournait. Puis, quand elle sortit de sa torpeur, prise d’un embarras soudain, elle dévala les quelques marches du chœur, courut le long de l’allée centrale et prit la porte. Arrivée sur le parvis, elle marchait de longs en large, essayant de reprendre le contrôle de ses membres et de ses esprits.

Que venait-il de se passer? Qu’est-ce qu’il lui avait pris de lui demander une chose pareille? Jamais plus elle ne chanterait devant des gens, c’était juré. Ce n’était pas possible, c’était trop dur.

La porte de l’église s’ouvrit et Marie-Claude vint la rejoindre.

Approchant la trentaine, les cheveux châtains légèrement ondulés et de grands yeux verts, elle n’avait pas une beauté classique mais Marie ne pouvait s’empêcher de la dévorer des yeux lorsqu’elle entrait dans une pièce. Étudiante en direction musicale à l’université, elle remplaçait parfois Henriette pour les cours de solfège et Marie, lorsque cela arrivait, avait bien du mal à se concentrer sur sa partition.

  • Mais voyons Marie, qu’est-ce qui ne va pas?

  • Je... Je ne sais pas.

  • C’était magnifique tu sais?

  • Vraiment?

  • Mais oui! Tu n’as pas entendu les gens qui t’applaudissaient?

  • N..non?

Marie retenait ses larmes. Tout son corps tremblait, comme si l’intensité de ses émotions était trop grande pour son corps fragile.

  • Viens là.

Marie-Claude ouvrit les bras, l’invitant à venir se blottir contre elle. Marie hésita un moment puis, s’y engouffra comme si elle avait attendu ce moment-là toute sa vie.

L’étreinte ne dura que quelques minutes car il fallait bien y retourner, même si Marie n’en avait aucune envie. Elle craignait de faire face à la foule et, surtout, de faire face à Guy. Elle avait dû paraître ridicule de se sauver comme ça. Mais comme elle n’avait aucun moyen d’y échapper, elle prit une grande respiration et, tenant fermement la main de Marie-Claude, elles entrèrent dans l’église.

Tout était normal, les gens parlaient et ne s’occupaient pas de son retour, au grand soulagement de Marie. Quelques personnes se retournèrent sur son passage, lui souriant en guise de félicitations, d’autres lui faisaient un signe de tête admiratif, d’autres encore lui glissaient un mot gentil. Elles marchèrent ainsi le long de l’allée jusqu’à Guy qui parlaient avec Henriette.

  • Tu as très bien fait ça mon p’tit chat! Lui dit-il en lui farfouillant les cheveux. Ça t’a plu?

  • Oui, bafouilla Marie qui n’était plus certaine de la réponse.

  • Très bien! Maintenant, vas rejoindre les autres, on va bientôt commencer .

Marie regarda autour d’elle et vit Anne, au milieu d’une petite foule, qui lui faisait de grands signes. Elle alla la retrouver. Aussitôt qu’elle les rejoignit, les autres filles se mirent à piailler d’excitation car Monsieur Louvain allait bientôt arriver et elles n’en pouvaient plus d’attendre. Elles racontaient comment leurs amies étaient jalouses, comment cela allait être extraordinaire… Bref, personne ne dit un mot sur la petite prestation de Marie sauf Anne qui, discrètement, lui prit la main et lui chuchota:

  • C’était vraiment bien ce que t’as fait. Bravo, moi j’aurais jamais pu.

En avant de l’église, Guy mit fin à leur conversation en demandant à tout le monde de se mettre en place, la répétition allait commencer. Enfin, la star arriva avec une bonne demi-heure de retard, comme il se doit, et l’enregistrement débuta aussitôt car l’agenda de monsieur Louvain était chargé. Le tout se fit rapidement, donc à midi c’était fini, les deux chansons étaient dans la boîte et les techniciens remballaient leurs équipements. Avec gentillesse Monsieur Louvain prit quelques minutes pour remercier les jeunes chanteurs, il les félicita pour leur professionnalisme et leur souhaita, à tous un brillant avenir et quitta l’église. La journée se termina vers le milieu de l’après-midi, comme prévu. Les Trudel étaient déjà arrivés et attendaient patiemment, assis sur un banc. Marie s’apprêtait à aller les rejoindre avec Anne quand Marie-Claude l’interpella.

  • Marie? Peux-tu venir me voir deux petites minutes?

Marie-Claude fit un signe aux parents d’Anne pour s'assurer que cela ne les dérangeait pas d’attendre un peu.

  • Est-ce que ça va Marie?

  • Oui… Pourquoi?

  • Ça va mieux que tantôt alors?

  • Oh! Oui oui. Ça va merci.

  • Ce que tu as fait ce matin…

  • Le solo?

  • Oui. C’était vraiment beau, ta voix est vraiment particulière, le sais-tu?

  • Non? Pourquoi? Qu’est-ce qu’elle a de spéciale?

  • Eh bien, non seulement est-elle juste, mais elle est claire et bien posée et son timbre est presque angélique.

  • M.. Merci.. Dit Marie gênée.

  • Écoutes. Je sais que parfois tu as des difficultés avec la lecture en musique. Je pourrais te donner des cours de solfège en privé et aussi des cours de chant, si tu veux? Tu aimerais y penser? Tu veux en parler avec tes parents?

  • Oui... D'accord, je vais y penser.

  • Parfait! On fait ça comme ça alors. On s’en reparle vendredi ma chouette.

  • Merci beaucoup Marie-Claude.

  • Mais de rien voyons.

Plus tard, assise à l’arrière de la voiture, elle repensait à sa journée. Elle regardait par la fenêtre sans vraiment voir. Elle était perdue dans ses pensées. Elle souriait sans s’en rendre compte. Finalement, elle avait vécu des moments extraordinaires cette journée-là. Elle avait du talent, elle était appréciée. La vie était belle, parfois.

Quand sa mère rentra du travail ce soir-là, Marie ne lui parla pas de ce qui s’était passé pendant la journée Elle craignait que Diane, sans le vouloir, gâche sa joie. Alors, pour le moment du moins, elle garderait ce petit bijou pour elle, bien accroché à son cœur. Elle se rappellerait le sourire de Guy, les mots de Marie-Claude, son câlin… Pour l’instant, elle voulait juste chérir ces moments de bonheur, les savourer, avant que la réalité vienne les polluer.




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