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Photo du rédacteurMarie-Josée Riendeau

Marie XIX

Dernière mise à jour : 24 mars

La petite boîte


Son école secondaire était tout ce dont Marie avait rêvé. Assez populeuse pour qu’elle passe inaperçue et pas assez grosse pour qu’elle s’y perde. Elle avait même réussi à s’y faire quelques nouvelles amies, en plus d’avoir retrouvé Anne qui, enfin, était dans la même école qu’elle.


Elle était soulagée que l’été soit enfin terminé car, bien qu’elle ait trouvé que les premières semaines avaient passé trop rapidement, les dernières, elles, semblaient ne jamais vouloir finir. Elle avait été contrainte de retourner dans la chambre bleue deux ou trois fois et elle n’avait plus souhaité plus qu’une seule chose, que l’école recommence pour que tout cela s'arrête. Maintenant que ça y était, elle serait tranquille, jusqu’à l’été prochain du moins.


L’important, de toute manière, ce n’était pas ça dans l’immédiat. Non, sa priorité maintenant, c’était la grossesse de sa mère qui s’achevait, c’était la chambre du bébé qui se faisait tranquillement. C’était les minuscules vêtements qui commençaient à remplir la commode dans la petite pièce rose et blanche. C’était la vie qu’ils se préparaient à accueillir.


Chaque jour, Marie se rapprochait de cette enfant et, chaque jour, l’amour qu’elle lui portait grandissait. Elle était convaincue que sa petite sœur avait hâte elle aussi de venir se blottir dans ses bras car, lorsque Marie posait sa main sur le ventre de sa mère et qu’elle lui parlait, Anne-Louise lui répondait souvent en donnant de petits coups de pied. Marie comptait les jours. Anne-Louise se faisait attendre.


Et puis au tout dernier jour de septembre, à l’heure du repas du soir, Diane dit à André.

  • Dépêche-toi de finir de manger.

  • Je viens juste de m'asseoir!

  • Oui mais il faut y aller.

André prit quelques instants avant de comprendre ce qu’elle voulut dire.

  • Oh! C’est maintenant?

  • Oui, et ça semble être un peu pressant.

Il enfila le reste de son assiette en trois bouchées tout en se levant et en allant chercher le sac d’accouchement dans la chambre du bébé. Avant même que les deux filles réalisent ce qui se passait, leurs parents étaient sortis.


Marie regarda sa sœur incrédule.

  • Ça y est, ça y est vraiment?

  • Je crois bien que oui, répondit Rachel avec le sourire.

Marie fût incapable d’avaler une autre bouchée tellement elle était excitée, Elle sautillait partout et elle n’arrêtait pas de parler.

  • Assieds toi! Tu m'étourdis, dit Rachel à sa sœur.

  • Oh je sais! Je vais appeler Sylvain pour lui dire! Répondit Marie qui n’avait rien entendu.

Après son coup de fil qui fut de courte durée elle aida Rachel à ranger la table et à faire la vaisselle. Après quoi elles allèrent s’écraser dans le salon, devant la télé.


À 21:40, leur père revint à la maison. Les deux filles sautèrent sur leurs pieds et allèrent le rejoindre, le bombardant de questions.

  • Alors papa, alors? Demanda Rachel pendant que Marie criait.

  • Comment est-elle? Quelle couleur sont ses yeux? Est-ce qu’elle est belle?

  • Attendez que j’arrive bon sang! Oui elle est belle Marie, c’est la plus jolie de toute la pouponnière.

  • Comment va maman? Demanda Rachel.

  • Elle va bien. Ça a été très rapide. Tout le monde va bien. Maintenant il est tard, allez vous coucher, vous avez de l’école demain.

  • Mais quand est-ce qu’on va pouvoir la voir?

  • Demain Marie, demain après vos cours, si votre mère n’est pas trop fatiguée.

Une fois dans sa chambre, Marie ouvrit le premier tiroir de sa commode et en sortit une petite boîte plate.

  • Qu'est-ce que c’est? s’enquit Rachel.

Elle prit place sur le lit à côté de sa sœur et, cérémonieusement, ôta le couvercle de la boîte. Elle déplia délicatement le papier de soie, dévoilant peu à peu un tout petit bonnet de tricot rose.

  • C’est pour Anne-Louise, je l'ai acheté avec mes sous dans une boutique d’artisanat à Québec.

  • Tu vas l’apporter à l’hôpital demain?

  • Oui, elle aura besoin de garder sa tête au chaud quand elle sortira.

Marie remit la boîte dans sa commode avec déférence, comme s’il s’agissait d’un objet consacré. Elle se glissa sous la couette, en silence elle remercia Dieu et s'endormit rapidement.


Pendant ce temps, André assis à la table de cuisine devant sa bière sortit une bouteille de brandy de la poche de sa veste et se servit un verre, l’air inquiet. Il essuya ses yeux humides avec le revers de sa manche.


Le lendemain matin, Marie se pressa d’aller à l’école. Elle avait hâte d’y être afin d’annoncer à tout le monde que la huitième merveille du monde était enfin arrivée et que, désormais, elle portait fièrement le titre de grande sœur.

  • Ma petite sœur est née! Criait-elle aux passants, aux professeurs et aux étudiants, qu’elle les connaisse ou pas.

La journée fût interminable, les minutes semblaient s’égrainer comme des heures et Marie n’en pouvait plus d’attendre. Quand la cloche annonçant la fin des classes retentit, elle se précipita à l’extérieur et courut jusque chez elle, le sourire aux lèvres et le cœur rempli d’une excitation qu’elle n’avait jamais connue.


Elle courait aussi vite qu’elle le pouvait, et ce, même si elle savait bien que même si son père était revenu du travail, ils attendraient Rachel qui était restée derrière à parler avec ses amis.


Marie arriva chez elle à bout de souffle. Comme elle n’avait pas vu le véhicule de son père, elle s’installa sur les marches du perron pour attendre. Ses yeux brillaient, elle n’arrivait pas à y croire. C’était sans aucun doute le plus beau jour de sa vie. Bientôt, tout bientôt, elle prendrait sa petite sœur dans ses bras. Sa vie ne sera plus jamais la même, elle le savait maintenant, elle connaissait le dessein du Seigneur pour elle. Elle était destinée à aimer et à protéger cette petite.


Rachel arriva enfin.

  • Papa n’est pas encore arrivé?

  • Non, je l’attends.

  • Pourvu qu’il ne soit pas à la taverne en train de se saouler. Maman n’a pas besoin de ça!

  • Mais non, il ne ferait pas ça voyons!

  • Tu crois ça toi? Tu ne te souviens pas de la fois où…

Elle n’eut pas l’occasion de terminer sa phrase car son père arrivait avec son gros camion. Il en descendit fraîchement rasé, portant ses vêtements du dimanche et avec un gros bouquet de fleurs.

  • Tu vois? Glissa Marie à l’oreille de sa sœur.

  • Ça ne change rien, il sent sûrement le fond de tonne, lui répondit-elle.

Marie fit mine de n’avoir rien entendu et se leva d’un bond.

  • Oh! Je devrais peut-être me changer aussi? Est-ce qu’on a le temps papa?

André la regarda avec tendresse et avec ce qui lui sembla, de la tristesse. Il posa sa main sur la joue de Marie.

  • Je suis désolé les filles, vous ne pourrez pas venir avec moi à l’hôpital cette fois-ci.

Il soupira, avala sa salive avec difficulté, puis, ajouta.

  • La petite ne va pas très bien, il y a eu des complications et votre mère préfère que vous ne veniez pas aujourd’hui. Bon, prenez ça et allez manger au petit snack. Leur dit-il en leur tendant un billet de 20$

André embrassa ses filles et repartit aussi vite qu’il était arrivé.


Marie resta planté là. C’était le vide dans sa tête. Son monde, toute sa vie pendouillait maintenant dans le néant. Avait-elle vraiment entendu ces mots? Elle espérait que ce soit un cauchemar, elle voulait se réveiller.


Rachel prit sa sœur dans ses bras et lui caressa doucement le dos.

  • Allez viens, dit-elle au bout de quelques minutes, on va aller manger au resto. On fera semblant qu’on est des adultes et on commandera des Shirley Temple. Tu veux?

  • Je n’ai pas faim… Répondit-t-elle en s’éloignant de Rachel.

  • Je te promets que ce sera drôle!

  • Je n’ai pas envie de rire et je n’ai aucune envie d’avoir du plaisir. Je veux juste attendre que papa revienne.

Son menton tremblait alors qu’elle disait cela. Des larmes remplissaient ses yeux, mais Marie refusait de pleurer. Tout irait bien, il n’y avait pas de raison d’être triste.

  • Comme tu veux... Je vais aller nous chercher quelque chose au snack et je reviendrai ici. J’attendrai avec toi.

Marie se ré installa sur la galerie. Le regard dans le vide, elle essayait de se convaincre que tout irait bien. Elle se répétait que sa mère était dans le meilleur hôpital qui soit et que sa petite sœur était entre bonnes mains. Rien de tragique ne pouvait arriver.

  • Ce n’est sans doute pas si grave, se consola-t-elle sans y croire.

Rachel revint avec des hot-dogs et des frites.


  • Il fait un peu froid, vient on va manger à l’intérieur.

Elle tendit la main à sa sœur qui, cette fois, la suivit.


Elles s’assirent à la table de la salle à manger. Rachel avait apporté des assiettes, du vinaigre et du ketchup, mais Marie s’obstinait à ne rien vouloir avaler.

  • Tu sais que ça ne sert à rien de se faire un sang d’encre hein? Ça ne changera rien à ce qui va arriver. Dit Rachel avant de prendre une bouchée de son hot-dog.

  • Oui je sais, mais je n’y peux rien. Toi ce n’est pas pareil parce que tu t’en fou d’avoir une nouvelle sœur.

  • Ce n’est pas vrai Marie! C’est juste que je suis réaliste. J’ai des amies qui ont des petits frères ou des petites sœurs et ce n’est pas drôle tous les jours. Elles sont souvent obligées de rester avec leur mère pour l’aider et ça! c’est quand elles ne doivent pas carrément les garder. Le jour où je vais garder des enfants j’aimerais bien que ce soit pour de l'argent moi!

Elle fit une pause.

  • Bon, c’est ma sœur et je vais l’aimer c’est sûr. Mais, pour l’instant, elle n’est vraiment ici tu vois? C’est un peu comme si elle n’existait pas encore. Ajouta t’elle devant l’air renfrogné et boudeur de sa sœur.

  • C’est ce que je disais, pour toi c’est pas pareil.

Elles restèrent assises à table, silencieuses. Marie picossa quelques frites et mangea la moitié d’un hot-dog après quoi, elles jetèrent le reste à la poubelle et allèrent devant la télévision.


Vers 20h00, la porte s’ouvrit.


Diane, soutenue par André, entra dans la maison. Son chagrin était si profond et lourd qu’elle avait du mal à marcher. Son corps entier était secoué par la force de ses sanglots et elle n’arrivait pas à parler à travers ses larmes.


Marie la regardait comme si c’était la première fois qu’elle la voyait. Jamais elle ne l’avait vue aussi défaite et aussi mal. Sa mère n’avait pas besoin de prononcer une seule parole, juste à la voir dans cet état, elle comprenait que sa sœur n’était plus.


Diane leva la tête et, le visage ruisselant, elle ouvrit les bras aussi grands qu’elle le pouvait, appelant ses filles à s’y engouffrer. Elle les referma sur elles et les serra contre son cœur de toutes ses forces, C’était comme si elle voulait qu’elles comblent le vide dans son ventre, comme si elle voulait refermer la plaie béante dans son âme.


André, qui se tenait debout derrière elles, se replia sur le trio pour les envelopper à son tour.

  • Elle est partie, réussi enfin à dire Diane.

Ces mots que Marie ne voulait pas entendre, sa mère les avait crachés à travers ses pleurs. Elle les avait expulsés comme s’il fallait les sortir et les étaler au grand jour pour qu’ils puissent s’évaporer et pour que, peut-être, la douleur s’estompe un peu. À travers des pleurs sonores, elle criait sa souffrance


Pendant un moment, ils pleurèrent ensemble, ainsi soudés les uns aux autres. Marie, blottie contre le ventre désormais vide de sa mère, sanglotait silencieusement. Sa tristesse lui brûlait la poitrine, son ventre à elle aussi était vide.

  • Allons nous asseoir, votre mère est fatiguée. Dit André après un long moment.

Le téléphone sonna, Marie qui était la plus près, prit le combiné.

  • Allo?

  • Allo, c’est moi. Alors, comment va-t-elle?

  • Elle est morte… Dit Marie en éclatant en sanglots.

  • Quoi? J’arrive.

Elle alla rejoindre les autres à la cuisine.

  • C’était Sylvain au téléphone, il s’en vient.

Dans la cuisine, tout le monde se tut.


Moins de 15 minutes plus tard, Sylvain entrait en trombe et lorsqu’il arriva dans la cuisine, il regarda sa mère et se rua sur elle.

  • Maman? Mon Dieu! Je croyais que tu étais morte!!

  • Non, non ce n’est pas moi qui suis morte.

  • Tu m’as fait une de ses peurs! Dit-il en regardant Marie mécontent. Tu aurais pu être plus précise non?

Plus tard Diane raconta ce qui s’était passé, expliqua les complications. La petite avait eu une naissance difficile suite à laquelle elle avait subi un premier infarctus pendant la nuit. Malgré tous les soins apportés, elle en avait fait un autre, puis un autre encore.

  • À 14:30, après le cinquième, le médecin est venu me voir. Il m’a expliqué la situation, même si celui-là était son dernier, à ce stade-ci, les dommages causés à son petit cœur ne lui permettaient déjà plus d’avoir une vie normale. Il fallait prendre une décision dans l’expectative d’un prochain arrêt cardiaque. Alors j’ai appelé votre père, nous en avons discuté et nous avons pris notre décision.

Diane fit une longue pause, les sanglots l’empêchant de poursuivre son récit douloureux. Mais elle tenait à aller jusqu’au bout.

  • Ils nous ont emmenés la petite. Elle était tellement belle….

André prit la main de Diane. Elle essuya ses larmes avant de poursuivre.

  • Elle est restée dans mes bras une bonne heure. Elle me regardait. On aurait dit qu’elle me souriait. Et puis ses yeux se sont fatigués, son petit corps avait besoin de repos. L’aumônier est venu la baptiser, nous l’avons finalement appelée Marie-Thérèse parce qu’elle est née le jour de la mort de Ste-Thérèse de l’Enfant Jésus. Les infirmières sont venues la chercher pour la ramener à la pouponnière. Une heure plus tard, elle a fait une autre crise et là… Là, elle est morte.

Marie écoutait le déroulement des événements avec attention et ce, même si chaque mot la poignardait en plein cœur. Il fallait qu’elle sache, il fallait qu’elle entende.

  • Est-ce qu’il va y avoir des funérailles? Demanda Marie avec une petite voix.

  • Non… Pas tout de suite. À l’hôpital, ils m’ont demandé ce que nous voulions faire car ils ont un service de crémation sur place. J’ai trouvé ça plus simple.

Vers 23:00, tout le monde était épuisé. Sylvain rentra chez lui et les autres allèrent au lit.


En arrivant dans sa chambre, Marie ouvrit le premier tiroir de sa commode et prit la petite boîte plate. Elle s’assit sur son lit sans l’ouvrir et elle pleura longtemps. Ses larmes étaient intarissables, à chaque fois qu’elle semblait se calmer, Marie repensait aux projets qu’elle avait échafaudés, aux rêves qu’elle avait élaborés et ses larmes repartaient de plus belle. Et puis, après un long moment, le chagrin fit place à la colère. Elle avait envie de crier, de briser un objet ou de fracasser une fenêtre, mais elle prit sur elle-même. Elle se contenta de se lever et de marcher jusqu’à la cuisine. Elle ouvrit la poubelle et, violemment, elle jeta la petite boîte plate.




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