La formule 1
Diane suivit les recommandations de son médecin à la lettre et la grossesse se poursuivait sans problème. Marie, de temps à autre et lorsque Diane le lui permettait, s'installait à genoux à ses côtés et, posant la main sur le ventre arrondi de sa mère, chantait des berceuses au bébé. Marie fondait beaucoup d’espoir face à la venue de cette enfant. Elle comptait bien être là pour elle à tout moment. Surtout quand elle se sentirait délaissée et qu’elle aurait besoin de tendresse et d'affection. Elle se promettait de pallier aux manquements de sa mère envers cette petite qui méritait tout l’amour du monde.
Anne-Louise occupait toutes ses pensées, rien d’autre. Elle aimait déjà sa petite sœur de tout son cœur et jamais, vraiment jamais, elle ne laisserait quiconque lui faire du mal, pas même Diane. Elle allait être là pour la défendre, la soutenir, la protéger et l’aimer inconditionnellement.
Elle n’avait pas oublié sa promesse faite à Dieu. Chaque jour elle priait et tentait d’être parfaite à Ses yeux. Elle faisait des efforts pour être un modèle de patience, de tolérance et de générosité. Elle ne savait pas exactement encore de quelle manière elle offrirait sa vie à Dieu plus tard, mais, pour le moment, c’était tout ce qu’elle pouvait faire.
Tout l’hiver, donc, Marie flotta sur un nuage de bonheur et l’espoir qu’elle portait en elle l’amenait à être meilleure. À l’école, à la maison et à la chorale, elle souriait, socialisait et participait avec un réel plaisir. Même Diane semblait plus calme et plus douce. Elle permit enfin à Marie de chanter à la messe du samedi et ne rechigna pas, non plus, pour signer les papiers autorisant sa fille cadette à participer aux deux voyages organisés par la chorale pour le début de l’été.
Marie termina sa 6e année avec sa plus belle moyenne générale et cela la rendait fière, heureuse et confiante et en juillet, elle parti pour la ville de Québec avec la chorale.
Pendant leur séjour dans la vieille capitale ils logeaient dans les résidences universitaires de l'université Laval mais Marie, elle, voyait ça comme un hôtel des plus luxueux. Certaines de ses amies étaient deux par chambre mais elle avait la chance d’avoir sa chambre à elle seule. C’était une minuscule pièce qui ne devait pas faire plus de 1 mètre 80 par 1 mètre 20. Toute peinte en blanc et sans aucune décoration, elle était composée d’un lit simple en métal gris, serti d’un matelas plus ou moins confortable, d’une table de nuit, d’un minuscule garde-robe et d’une commode à trois tiroirs. Dans l’imagination pré-adolescente et débordante de Marie, cette chambre était magnifique, accueillante et tout simplement parfaite.
Tous les soirs, la chorale chanta au Grand-Théâtre dans le cadre du festival d’été de Québec où elle y rencontra, entre autres, Dorothée Berryman, Gilles Pelletier et sa conjointe Françoise Gratton. Ils étaient extraordinairement gentils et avaient souvent eu un mot d’encouragement pour Marie qui, malgré un solo d’à peine une phrase et demie était mortifiée par le trac avant de monter sur scène. Il est vrai que, devant un public de plus de 2000 personnes, la longueur du solo devenait tout à fait futile.
Une semaine plus tard Marie revint à Montréal mais seulement quelques jours car elle repartait le jeudi suivant pour London en Ontario où l’ensemble vocal participait à deux concerts.
Marie était comblée.
À son retour, elle eut l’impression que l’été était passé en coup de vent et pensa au retour en classe qui approchait et cette idée la chamboulait. Elle était habitée par des sentiments aussi intenses que divers. Elle était excitée, anxieuse, nerveuse, emballée et joyeuse à la fois. Elle était convaincue qu’à l’école secondaire elle pourrait se perdre dans la foule des jeunes ordinaires et que personne ne la remarquerait.
Elle avait le sentiment que tout allait basculer d’ici peu, que plus jamais plus elle ne verrait la vie de la même manière. Peut-être allait-elle, enfin, avoir la réponse à la question qu’elle se posait depuis le jour où elle avait compris qu’elle ne pourrait jamais être la Sainte-Vierge. À quoi servait sa propre existence?
Pourquoi vit-on? avait-elle demandé un jour à sa mère.
Diane, surprise et déconcertée par la profondeur de cette question l’avait référée à Robert qui, comme à son habitude, avait utilisé de grands mots difficilement déchiffrables pour Marie. Elle avait toutefois réussi à saisir le sens de ce qu’il lui disait. Chaque individu avait son propre dessein face à sa vie. Dieu, qu’à travers nos expériences et les leçons de notre propre chemin, Il nous indiquait nos buts respectifs.
Alors, il y avait ce petit être qui allait naître début octobre, cette petite âme qui, déjà, lui donnait envie de vivre, de se battre et, enfin, d’exister. À travers elle, tous ses besoins de tendresse et d’affection seraient désormais comblés, sa sœur elle, allait l’aimer car elle aurait besoin d’elle. C’était elle lui donnerait sa raison d’exister.
Un après-midi, alors qu’elle était assise sur les marches de son balcon à imaginer sa vie de grande sœur, Marie se fît déranger dans ses pensées par la voix nasillarde de Patrick.
Eh Marie! Monte donc deux minutes!
Marie, légère et rêveuse, ne réfléchit pas et monta.
Arrivée dans l’appartement de ses propriétaires, elle réalisa que les parents de Patrick étaient absents mais que, en revanche, Joseph les attendait confortablement assis sur le canapé du salon.
Salut la petite! Ça fait un bail hein? Tu t’es remise de tes émotions maintenant?
Marie n'arriva pas à lui répondre. Elle restait figée dans le cadrage de la porte, les muscles de sa bouche tout comme ceux de ses jambes, refusant de bouger.
Il la regarda de la tête au pied.
Je suis un peu déçu, ajouta-t-il après l’avoir bien toisée. J’espérais que, pendant la dernière année, tu aies grandi un peu plus, que tu aies des seins, un peu en tout cas. T’as déjà eu tes règles ?
Marie pâlissait à vue d’œil.
Ben réponds!!
Patrick, qui était resté près d’elle, lui envoya un léger coup de coude dans les côtes pour qu’elle réagisse. Marie, toujours frappée de mutisme hocha la tête, de gauche à droite.
Joseph jura puis ajouta.
Bon et bien tant pis, ça fait deux ans que j’attends, ça suffit. Suis moi! Dit-il en se levant du sofa. Au moins je ne te mettrai pas enceinte.
Marie ne bougea pas.
Il la prit par le poignet et l’attira contre lui tout en la poussant dans la pièce voisine.
La chambre de Patrick était la réplique exacte de la sienne mais disposée et décorée d’une façon différente, bien sûr. On aurait dit la chambre d’un gamin. Les murs étaient bleu pâle et le plafond était blanc tout comme les meubles. Un couvre-lit fait d’un tissu imprimé bleu avec des voitures de course rouges et blanches habillait le petit lit simple ainsi que la fenêtre. Sur la commode, il y avait des voitures miniatures et une photo de famille, puis, sur le mur, un énorme poster d’une formule 1 rouge, numérotée 21 ou l’on pouvait lire en grosses lettres blanches, GILLES VILLENEUVE.
Je passe en premier, dit-il à Patrick, juste avant de fermer la porte.
Il se retourna vers Marie qui ne lui arrivait même pas à la poitrine.
Déshabilles toi!
Joseph dû le répéter à deux reprises en haussant le ton à chaque fois avant que Marie n’obtempère.
Timidement et avec une lenteur inouïe, elle enleva ses vêtements, les mains tremblantes. C’était comme si elle retenait ses gestes, espérant, mais sans y croire vraiment, que cela le fasse changer d’idée. C’eût plutôt l’effet contraire. Il prenait un réel plaisir à la voir ainsi, soumise et effrayée.
Lorsqu’elle fut entièrement nue, il lui fit signe de s’allonger sur le lit, et, baissant la tête comme une condamnée avançant vers la guillotine, elle s’exécuta.
Joseph était trop grand, trop bâtit pour son corps d’enfant. Physiquement, à moins de force brutale, c’était impossible. Alors, par dépit, il se mit à genoux sur le pied du lit et il commença à se caresser en la regardant qui tremblait sur la couette bleue.
Marie tourna la tête et aperçut le crucifix au-dessus de la porte. Elle ferma les yeux et repensa à sa promesse.
Puisque c’est ce qu’Il veut, se dit-elle…
Elle vida son esprit du moment présent. Elle s'accrocha aux choses qui lui faisaient du bien. Elle pensa à Anne-Louise et puis, soudainement, plus rien n’eût d’importance. Elle ouvrit les yeux, fixa la voiture de Gilles Villeneuve collée sur le mur bleu et plongea dans un univers imaginaire qui n’appartenait qu’à elle et qui l’emmena loin de cette chambre, loin de cette réalité trop difficile à vivre.
Le temps, l'espace, jusqu'à sa propre respiration... tout devint flou. Et quand elle reprit contact avec la réalité, elle était dans le salon des parents de Patrick, une cigarette à la main.
Commenti